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  • Mjaddra, plat des pauvres ou partage privé?

    Les vendredis, c’est Mjaddra. On le dit plat des pauvres. Ses ingrédients: lentilles, riz, oignons, épices. Mjaddra, parce qu’il est interdit de manger de la viande un jour saint. Tu ronchonnes parfois pour le plaisir, mais tu aimes la stabilité de ce rendez-vous, ce rituel simple, rassurant, et les gestes qui l’entourent, signes de normalité du quotidien. Les restaurants ne proposent pas de Mjaddara, plat qui se réserve ainsi aux tablées familiales. Tu choisis de le regarder comme une sorte de partage intime. Par ta pensée justicière, tu le réhabilites: repas privé et non « plat du pauvre ».

    Tu aimes regarder ta mère cuisiner la Mjaddara. Tout commence par les reniflements: ta maman, devant les fourneaux; ce ne sont jamais des pleurs, malgré ton inquiétude de gamine. Elle lutte contre les larmes tant que dure la préparation des oignons; les éplucher; les couper après avoir affûté le couteau; les hacher dans la longueur; les saupoudrer de sel, de poivre, de cannelle. Elle ne mesure pas; procède par pincées successives, comme on ensemence un champ; malaxe oignons et épices: elle fait et se mouche régulièrement; se relave les mains; et reprend. Yeux rouges, sans se départir de sa concentration; assurance de reine; le mascara coule aux coins de ses paupières; les larmes persistent, même après la fonte des responsables, jetés dans la poêle où crépite l’huile d’olive qui chauffe depuis quelques minutes.

    La maison se laisse alors envahir par l’odeur des épices, de la friture des oignons; par le chant de leur grésillement. Puis siffle la cocotte-minute, un appel au secours affolé; strident. Ta maman obtempère aussitôt; avec toutes les précautions nécessaires. Tu as peur des cocottes-minute, depuis que ta mère t’a mise en garde, allusions à des histoires d’explosion; depuis, tu imagines; et tu imagines le pire, forcément; sans oser t’approcher quand la cocotte exhale son dernier souffle, comme un vieillard agonisant. De loin, tu vois ta mère délivrer les lentilles de ce monstre sonore; mais elle ne jette pas l’eau qui a servi à la cuisson, elle en récupère des verres entiers avec des Aïe, aïe, aïe pour atténuer la brûlure qui lui saisit les doigts. Devant ton expression dégoûtée, elle proteste. Je ne cherche pas à faire des économies d’eau, même si ma foi… Mais c’est meilleur quand tu cuis le riz avec l’eau des lentilles.

    Tu regardes ta maman avec fascination ; passant les lentilles au tamis du moulin à légumes; puis mélangeant la purée obtenue au riz cuit, aux oignons frits; et les remuant sans couper le feu; geste régulier; plus de cinq minutes; rajoutant de l’huile d’olive; au flair, comme elle dit; goûtant à l’aide d’une cuillère à café qu’elle met aussitôt dans l’évier; pour en prendre une autre au prochain essai; augmentant le sel; ou le poivre; selon; se tenant la hanche de la main libre. Tu apprends pour plus tard, quand tu seras maman à ton tour; parce que tu le seras un jour, forcément, n’est-ce pas, fillette?

    Facile: 1 verre de lentilles, pour ½ verre de riz. Non, un peu moins d’un ½ verre de riz ! Plus 1 oignon. Les quantités de base. Mais tu ne fais jamais si peu! C’est pour retenir! Tu multiplies après, en gardant les proportions, compris? Plus, les épices, mais ça, c’est au flair! Et surtout l’huile d’olive à la fin. Quand tu éteins le feu! À la toute dernière minute, un filet d’huile d’olive! Tu verras, c’est ce qui donne du lustre au plat! Pas avant, l’huile, ok?

    À la fin de la cuisson, le plat prend la couleur des lentilles; les grains de riz se couvrent d’une teinte marron, mais gardent leur forme oblongue, amalgamés au mélange. Passée au presse-légumes, la purée brûlante est aussitôt versée dans des assiettes plates. Parfois, ta mère récupère d’un doigt agile une égoutture avant sa chute sur le plan de travail; et en profite pour goûter sa Mjaddra, en faisant claquer la langue; de plaisir ou en réaction à la chaleur? Hum, ça va être bon! Et au moins c’est sain! Plein de protéines.

    Quinze assiettes prêtes à la consommation, comme autant de soucoupes volantes prêtes au décollage, elles colonisent tables et étagères de la cuisine. Vous êtes huit, ta mère en prépare sept de plus au cas où ; on ne sait jamais. Au cas où le plat donnerait envie à un voisin de passage; ou pour un visiteur à l’improviste; ou pour se resservir; c’est excellent pour la santé! des lentilles!

    En se refroidissant, une croûte recouvre la surface, tandis que l’intérieur reste tendre. Plusieurs fois par jour, tu retiens ton doigt que tu voudrais enfoncer dans la matière compacte et tendre. La Mjaddra se mange froide, mais certains l’aiment chaude. Tu y plonges une fourchette ou un coin de pita, pour une première bouchée, la meilleure; attentive à la jubilation de percer la couche, de détruire la perfection de cette étendue plane.

    également paru dans ici Beyrouth :

  • c.elles qui femmes.

    Celle qui se raccroche à la tendresse sans renoncer à la puissance, difficile combat de genres, tu seras femme ma fille. Celle qui comme sa terre se relève des épreuves au nom de la vie. Celle qu’on rapatrie d’Amérique pour la marier à un inconnu du village paternel. Celle qui prend des chats, plusieurs chats, par instinct de mère comme animale. Celle qui fait semblant d’être moins douée que son mari pour ne pas l’humilier. Celle qui ne jure que par la joie. (extrait – texte complet à venir)

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  • sous les langues du vent.

    …son corps signé d’eau, d’air
    lenteur de pluie dépliée
    sa main nue comme linge joue de mots empilés
    gestes simples,
    croiser d’autres doigts, nouer les peaux (extrait)

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    micro journal 277-2022.07.17

  • présence d’à côté.

    Il ne s’arrête que pour tourner les pages du livre, deuxième main. Quel titre, je ne demande pas, je ne veux pas que ça cesse, me taire dans la fraîcheur partagée par les saccades de son éventail. Estampes japonaises par vagues. Ça vous gêne, il avait demandé ? Moi qui me sens ventilée soignée d’attention anonyme. Presque froid, je souris menton tendu vers lui depuis qu’il s’est assis avec ces mains encombrées entre éventail et livre. Je souris d’abandon niais. Ma voix d’enfant : ça fait du bien, c’est fou ce vent. J’aime sa réponse : oui, on va chercher compliqué avec des machins USB, alors qu’il suffit de… comme avant. Il me dit au revoir en sortant. Pour lui aussi j’étais présence d’à côté.

    je reprends une ancienne série, « public privé » avec de nouveaux textes, en vidéo.

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    micro journal 276-2022.07.15

  • Lyrisme écologique : la polyphonie de la poésie sur YouTube, par Marine Riguet

    Introduction

    Depuis quelques années, des poètes1 s’emparent de YouTube comme d’un espace d’exploration poétique. À la fois multimédia et « plateformisée », la vidéo-poésie y renouvelle ses formes en s’inscrivant dans un écosystème numérique qui participe activement à la constitution du poème et que le poème, comme contenu public, façonne en retour. Si elle hérite autant de la poésie que du cinéma, elle porte également les traces de la culture télévisuelle et des formes artistiques multimodales de ces dernières décennies, en associant le poème à une mise en image, en voix et en musique. Aussi invite-t-elle à examiner cette reconfiguration très contemporaine de la relation entre la parole et le corps, en tant qu’elle propose une expérience intersensorielle du poème en contexte numérique.

    À cet égard, le vidéo-poème s’aborde moins comme un objet enclos que comme un processus de tissage : tissage de couches textuelles, tel que le texte (de l’étymologie textus) a toujours entendu l’être, mais aussi, et beaucoup plus largement, des modes sémiotiques (écriture, parole, image, musique, gestes…). La vocalité du poème, loin d’être monolithique, s’inscrit de fait dans l’entrelacement de matériaux hétérogènes. Par là, nous affirmons d’emblée la nature polyphonique du vidéo-poème ; mais une polyphonie intermédiale, qui trouve dans l’audiovisuel de nouvelles formes d’investissement qu’il convient d’interroger
    (…)

    Lyrisme écologique: la polyphonie de la poésie sur YouTube

    Prenons pour exemple la vidéo-poésie que Gracia Bejjani déploie quasi quotidiennement sur sa chaîne YouTube. Texte et image ne semblent pas toujours être issus du même monde référentiel, mais plutôt se rencontrer a posteriori, dans la coïncidence des liens que l’errance poétique fait naître. Citons à ce sujet l’analyse qu’en a fait Marc Jahjah sur son blog :

    La plupart des vidéographies de Gracia Bejjani relève de la « narration décentrée », telle qu’on peut la trouver dans les films de Térence Malik : le dire ne coïncide pas ce qui est montré (l’ostensif) ; il y a une scission entre l’énoncé et la référence ; ce(lle) qui parle est dans un état flottant, hypnotique, un peu absent à elle-même et aux images qui nous regardent plus que nous les regardons — mais n’est-ce pas la seule réponse possible à un monde à ce point soumis au devenir, à la finitude12 ?

    La voix de Gracia Bejjani vaque dans cet écart entre le verbal et le visuel – écart qui se fait moins vacance qu’écotone, zone intermédiaire richement peuplée. Elle est là depuis l’ailleurs. Elle rend présente l’instance de parole (« ce(lle) qui parle ») sans pour autant fixer le lieu d’un corps, si ce n’est dans cet entre indécis et transitoire. La configuration spatiale est inséparable d’une problématique temporelle. L’image, qui assume souvent dans l’œuvre la fonction du souvenir, du travail de mémoire, ne paraît plus habitable sous peine de devenir tombeau. Parler hors-champ, depuis l’autre côté, c’est alors éprouver, au sens de mettre à l’épreuve, la limite du cadre. La notion de décentrement, qui suppose au cinéma une voix off extérieure aux images sur un plan diégétique, s’entend autrement dans la poésie de Gracia Bejjani. Elle pointe le décentrement de la parole, la mise en cause perpétuelle du qui parle, avec qu(o)i et depuis où – flottement, éclatement qui fond le déracinement dans l’ubiquité : « nous avons (…)

    lire la suite :

    https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03712535

  • silence elle chute.

    • on dit que je suis tombée. on parle d’accident triste. tragique par accident…
    • visage grisâtre, comme pris par la couleur asphalte du sol. depuis la mort de sa sœur, cette peau-là. pierreuse sans larmes…
    • tu as failli fermer le ciel sur nous. je n’ai pas inventé l’accident, ton geste, je n’y ai pas cru. ton corps par terre, indécence de morceaux étalée….
    (extraits)

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    micro journal 275-2022.07.01

  • que de fois faut-il tomber.

    13 juillet 2006, le Liban, à la une des journaux
    pays pleine page
    les photos de guerre se ressemblent, ça leur colle un air de fiction
    13 avril 1975, tu vis la première guerre, ses débuts incertains
    plus de 15 ans dans ses ombres au sol, corps et tremblements
    13 octobre 1990, la fin
    ta vie, livre d’Histoire (extrait)

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    micro journal 274-2022.06.26

  • premier retour au pays après deux ans d’exil.

    Chaque retour au Liban porte en creux le tout premier, comme nos pieds gardent l’empreinte des premiers pas. Aujourd’hui encore, ce passé là…

    Revenir au pays après mes deux premières années à l’étranger. Il est cinq heures du matin. Je ne suis pas au bout du voyage. De la nuit. La traversée passe par la mer. J’avais quitté par avion, Beyrouth n’était pas encore coupée en deux. Depuis, le transit par Chypre était devenu inévitable pour les chrétiens, l’aéroport du Liban est dans Beyrouth-Ouest. Pays tailladé de frontières intérieures, en fonction de la religion. Confessions précisées sur les cartes d’identité. Des barricades où veillent des hommes qui parfois tuent par simple coup d’œil sur le papier. De Larnaca, rejoindre le port maritime de Jounieh. Mes parents viennent me chercher.

    Mer Méditerranée. Sur le bateau, des compatriotes. Leurs expressions sont des passerelles vers le pays. Laissés seuls, les regards s’autorisent la détresse. Puis le compagnon arrive, délaie les yeux et les langues:

    – Tu vois, si on avait un gouvernement, le Liban serait le plus beau pays du monde!
    – Hayda ghadab allah aalayna! (C’est la colère de Dieu contre nous!) Que peut-on faire?

    Un autre attroupement, plus loin, à bord du bateau au glissement sourd.

    – En Amérique, sept heures, ça veut dire sept heures! Tu ne peux pas arriver en retard! Ma fi aatfeh! Ma fi aatfeh bi Amerka! (Il n’y a pas d’affection en Amérique!) Ma fi rahme! (Il n’y a pas de compassion!)

    Je m’approche, je veux voir le visage qui parle, le remous des yeux. Comment parle-t-on d’affection? Une dame au timbre rouillé, l’âge de ma grand-mère. Aurait-elle supporté l’Occident, téta? Et toi, Jeddo, y aurais-tu survécu? J’entends ta voix tonner « La mort plutôt que l’exil! ».

    Je ne peux pas regarder la femme. Je ne veux plus écouter. Je les envie de simplifier, l’affection serait une affaire de lieu. En France, sur ce bateau. Le Liban. L’affection serait-elle mystère d’espace? Je ne pose pas la question, je ne peux pas penser, je ne veux pas d’image.

    Deux années sans revoir mes parents. Mes frères. Le lien s’est nourri des raccourcis du téléphone, de la culpabilité de vivre loin. Entraînée à éviter les questions, à débiter les nouvelles sous forme de titres ramassés. Comme les brèves journalistiques. Comment donner âme à ce savoir, si je n’y suis pas? Quelle est la réalité des bombardements, des mariages et des naissances… si je n’y suis pas? C’est quoi la dévaluation de la livre libanaise? Et les drames ordinaires? Si je n’en touche pas la matière? Je ne veux pas d’images. C’est quoi parler, entendre parler de ce qu’on ne vit pas? Il faut le silence de l’après, bien après avoir raccroché. Dans cette immobilité, l’émotion. Après et plus rien d’autre.

    Le retour prend le temps de la traversée. La salle est vide, le soleil mûrit à sa vitesse matinale. La radio passe une chanson des Doors, Break on Through to the Other Side. Je vois enfin la mer, large comme la voix. On avait embarqué de nuit. Enfin la mer. Le bateau s’appelle Victory. Quelle victoire? Quelles guerres? J’ai peur de ce retour. Victory. Devoir voir. Sur un bateau, le temps laisse trop de place aux pensées.

    Sur le bateau, les passagers débordent d’excitation, ils sont en route vers le Liban. Les douleurs de la guerre se passent de sens, qui voudrait comprendre? Trop tôt. « Que Shaytan règne sur terre s’il le faut! Satan mais que ça cesse!… Que les bombardements cessent! » Parce qu’il n’est pas déjà sur terre? « Tu ne peux pas comprendre, tu n’es pas là! » À quoi sert de comprendre, si je n’y suis pas? Quand l’œil ne voit pas, le cœur ne souffre pas*. On me parle comme si je n’avais pas vécu notre guerre. Malgré dix ans dans ses battements froids, ses tumultes.

    L’effervescence annonce l’approche de la terre, l’inéluctable arrivée. En mer, l’espace laisse trop de place aux mots. On voit des points sur le rivage, des hommes. Mes parents parmi la foule. Maman, papa. Une émotion immédiate implose en moi, l’affolement du sang. L’amour immense, impossible à contenir en corps humain. Je les aime, c’est là, dans la densité qui me resserre les os. À en perdre la raison. Dans le bourdonnement intérieur. Je suis seule, avec la virulence de cet amour rétif. Le face-à-face avec l’absolu, vie ou mort. Une suspension. Ma conscience n’est plus. Rien. Papa et maman, en face.

    Je vois la mer, sa profondeur. Un Shaytan sur terre, Satan, mais que ça cesse. La joie simple alentour accentue l’étrangeté de l’instant. Toi, tu ne peux pas comprendre… Je me retire dans les toilettes.

    Quand j’émerge, – quand? –  quelque chose est perdu qui me libère. Le retour est possible. En mer, l’espace prend le temps de se dérouler. La terre s’approche, je ne vois pas bien de loin, mais je les repère sans hésiter, mes parents. La vue n’est qu’un sens quand il s’agit d’eux. Les cheveux blancs de mon père et ses lunettes carrées. Ma mère. Je n’ai pas besoin de plus pour la reconnaître. Il lui suffit d’être. Là. Ma mère.

    Cracher le trop-plein, leur éviter le trouble. Soudain, le rivage s’avance. Je dois arriver vide, sans soupçon. Ils pourraient en souffrir. « Tu n’as pas de cœur, toi… quitter… nous faire ça… »

    Vide, qu’ils m’emplissent de leurs émotions.

    *Dicton : Aaynan la ta2shaa, kalban la youjaa.

    également paru dans ici Beyrouth :

  • Française, mais d’origine libanaise.

    –   Nom? Prénom? Nationalité?
    –   C’est-à-dire… je suis d’origine libanaise… j’ai été naturalisée, il y a un mois.

    Quand on te le demande, tu as cette réponse qui cherche à t’excuser d’une faute indépendante de ta volonté. « Naturalisée », quel lien avec la nature? Quand il te semble que c’est le contraire. « Française, mais d’origine libanaise », impossible de le formuler autrement, d’enchaîner ces trois mots « je »/ « suis »/ « française ». Rajouter d’autres mots pour diluer le sens, éviter le sentiment de duperie. « Je suis française » assertion aussi difficile que « je suis un garçon ». Tu n’es pas encore française (le seras-tu un jour?), tu en as juste acquis la nationalité. « Je suis » ne parle pas d’identité.

    Tu te rappelles ce moment comme d’un baptême laïque, comme de naître à un autre pays. Pièce blanche, dégagée, à l’exception du bureau en bois massif. Trois fauteuils en skaï noir, un derrière le bureau et deux devant. Lieu de passage, réservé à quelque cérémonial. Comme la naturalisation, ce jour-là la tienne. La dame en face semble intimidée par le cadre, intimidée par son propre discours. Visage traversé d’un trait horizontal, rose, lèvres fraîchement maquillées. La couleur se détache sur fond flouté par ton trouble, signature en pleine face. Le fauteuil d’où émergent ses mèches ondulées ne lui appartient pas, il n’appartient à personne. Décor et scène contribuent à vous coller des allures de figurantes, scrupuleuses de tenir leur rôle.

    Accroché au-dessus du bureau, le portrait du président de la République française simule une présence humaine. Tel un aïeul immortalisé dans un cadre au mur, enchaînant sa descendance à son regard sans repos. Des yeux qui vous suivent quel que soit l’angle du coup d’œil. Endroit sans poussière, qui sent le bois éternellement lustré, comme la tradition.

    Naturalisée, tu cesserais enfin d’être étrangère. Quinze années, depuis ton départ du Liban. Tu as tardé à déposer la demande de naturalisation, sans raison objective. Ta famille te l’a souvent reproché. « Ton cousin l’a eue en trois ans… tu aurais dû la demander plus tôt… tu attends quoi… le frère de Léna l’a eue en deux ans… plus facile pour nous, libanais… plus difficile avec le gouvernement actuel… en quatre ans… trois ans et demi… moins de cinq ans. » Tu t’étonnes de leur véhémence, en contradiction avec leur peur de te perdre si tu devenais française, l’insupportable idée que tu ne serais plus des leurs.

    Des années de renouvellement de titre de séjour. Des années d’attente, dans des pièces vétustes. Brassage de nationalités qui vous colle dos à dos, quelles que soient vos origines. « Les étrangers », entité homogène, sorte de nationalité commune définie par la négation. Partout, la suspicion dans les regards des fonctionnaires. Soupçonnée de quoi? Tu es pourtant la même à qui l’on tend aujourd’hui, dans cette pièce immaculée, la promesse d’une nouvelle vie, annoncée par le document officiel qui signe ta naturalisation. Nouvelle identité. Une vie facile, exempte de soucis: être française.

    –   J’ai l’honneur… au nom du président de la République… nationalité française… citoyenne… honneur… mêmes droits… devoirs… civique…

    Roses à lèvres, maquillage qui s’assume et s’affiche. La bouche de la femme fait des ovales, des lignes, des points devant tes yeux sourds d’émotion. Tu te concentres sur la voix éraillée qui échappe d’entre ses dents, mais les mots dits se dissocient de toute signification; tu es au bord de l’implosion. Sans maîtriser la main qui signe avec maladresse les documents qu’elle glisse sur le bureau.

    –   Lisez donc ce que vous signez!

    Pour lui faire plaisir, tu fais semblant de lire. Tu te contentes d’approuver les pages par des hochements de tête, ils te permettent de te raccrocher au lieu, au moment. Léger vertige où tu peux encore sentir le fil de ton existence. Rester la même… Française… Toi…

    La même? Toi qui as cessé d’exister à ton arrivée, aéroport Charles de Gaulle: tu n’étais reconnue d’aucun visage. Les années depuis, ni touriste, ni d’ici. Aujourd’hui, tu es adoubée française. Es-tu encore toi? La jeune Libanaise de là-bas, d’avant le départ? Celle des premiers jours en France? La jeune Française d’aujourd’hui?

    J’ai l’honneur… nationalité française… l’honneur… 

    Ses lèvres charnues, de rose parées, laissent passer ce filet de mots. Des mots simples, ils te ramènent à elles. Tu ne regardes que ces lèvres, incapable d’animer les tiennes. Signer, signer. Tes doigts n’hésitent pas. La dame vérifie, puis te tend un document. Il a des allures de diplôme: quel mérite aujourd’hui? En bas, la signature de Jacques Chirac. C’est bon, tu as rejoint la grande famille… la France, oui la Fraaaaance… avec l’étirement de sa syllabe, à elle seule poésie. Dès lors, tu n’as qu’une obsession, vérifier qu’elle est à l’encre, preuve d’un engagement signé de la main du président de la République française. Où trouve-t-il ce temps?

    également paru dans ici Beyrouth :

  • je touche les voix des murs.

    …je m’approche des doigts, délicate si peux, égarée entre leurs formes, nos mains confondues comme se mélangent les visages, silence amoureux. les façades comme seuils étendus, peaux de vie. de silence, comme secrets de famille. je m’enroule de lenteur, patience de rêves humains. deviner la vie animale qui hante leurs pierres (extrait)

    #LittéraTube​​​ #VidéoEcriture​​​ #poésie​​​ #écrire

    micro journal 273-2022.06.13

  • tout deviendra poussière.

    depuis que grande… enfant, elle aimait y esquisser son prénom, suivi d’un cœur ; doigt bruni de poussière, fière de se voir désignée, seules lignes propres de la surface, comme rescapée. depuis qu’adulte… elle a cessé de s’amuser de ces palimpsestes, aucune façade n’accueillera mots ni dessins. elle veille, nettoie, mains cachées (extrait)

    #LittéraTube​​​ #VidéoEcriture​​​ #poésie​​​ #écrire

    micro journal 272-2022.06.12

  • Lettres d’hivernage

    Joie d’être publiée avec plusieurs textes, dans le premier numéro de « Lettres d’hivernage », revue éditée par La Kainfristanaise. Merci à Stève-Wilifrid Mounguengui à Sarah Combelles et à tous les poètes réunis… voix et lieux autour du monde

    Revue à retrouver au Marché de la Poésie, Place Saint-Sulpice jusqu’à ce dimanche soir au stand 702.
    ou sur https://lakainfristanaise.fr/produit/revue-poetique-lettres-dhivernage/

  • quand la peau n’a plus d’espace.

    vous n’en parlez jamais
    je lui dirai le corps crispé
    peur d’oublier sa vigilance
    de vivre sans muscles, leur tension
    d’avoir tôt saisi, comme instinct
    quand leur présence adulte en mouvement
    je lui raconterai le danger inoffensif de leurs yeux,
    menaces fondues en gestes anodins
    les froissements de l’air
    j’entends encore leurs odeurs ordinaires (extrait)

    #LittéraTube​​​ #VidéoEcriture​​​ #poésie​​​ #écrire

    micro journal 271-2022.06.06

  • Poema – Pochette Surprise

    [saison 2]

    Malheureusement toutes les bonnes choses ont une fin ! Le dernier texte de cette saison 2 de la Pochette surprise est disponible dès maintenant !

    C’est Gracia Bejjani avec « Vous n’en parlez jamais » qui clôture cette deuxième édition.

    Texte à découvrir sur

    ou

    https://wordpress.com/post/graciabejjani.fr/4927

  • range ton sourire, ta voix.

    hallucine la langue
    exige de tes mots l’embarras
    ta colère tremble bas, comme intime
    affirme ta violence, l’aspérité des formes
    le livre gronde entre tes os
    prends cette fureur entre les dents comme mordre les ombres (extrait)

    #LittéraTube​​​ #VidéoEcriture​​​ #poésie​​​ #écrire

    micro journal 270-2022.06.02

  • yeux des hommes sur ton corps.

    Les yeux adultes, fixes, bas. Tu n’oublies pas leurs yeux qui te regardent que tu évites de regarder. Regard des hommes, le voisin, l’épicier du quartier. Tu connais les prénoms et leur regard sur toi. L’ami du père, l’oncle. Yeux des hommes sur ton corps. Petite fille arrêtée. Leurs yeux ne croisent pas ton regard, ils évitent tes yeux bavards, ce que tu ne dis pas. Tu es masse serrée, corps à regarder. Tu perds bras, os, perds pieds et genoux, perds corps. Leurs clins d’œil vers toi, ils parlent à qui, complices de quoi.

    Regards d’inconnus, font le tour de toi, comme cordes et ton bassin cloué. Aqueuses chaînes étranglent et broient. Regards papillons dans tes cheveux, t’effleurent t’envahissent. Ta jupe est belle, tu es belle. Le mouvement des paupières parle, comme lèvres chuchotent. Certains ont des façons furtives et c’est pire encore. Regards de biais devancent ta fuite. Yeux bleus ou marron, voient-ils les mêmes gens, les mêmes enfants. Couleurs du monde s’y noient. Toi. Les grands yeux, les plus petits. Yeux enfoncés. Les ronds. Certains se referment quand ça sourit. Ceux qui clignent sans cesse, les immobiles. Les doux, dégoût. Regards armés, comme feu parfois. Es-tu la même sur toutes les pupilles. Ceux qui supplient ou s’excusent déjà, s’excusent de quoi. Petite ne comprend pas.

    Tu n’aimes pas les verres sombres, lunettes de soleil qui font nuit. Pourquoi la nuit si soleil. Pourquoi les lunettes si vous êtes dedans. Verres masquent leurs yeux, quand seul ton reflet déformé. Que disent les yeux derrière l’opacité. Les oreilles aussi t’attrapent. Entendue vue figée. Yeux et oreilles comme doigts. Yeux. Des mains yeux sur toi. La bouche comme yeux regarde. Son souffle chaud. Paupières fêlées se referment sur toi. T’encagent dans leurs larmes sans tristesse. Pourquoi les larmes quand ça ne pleure pas. Leur regard est peau contre la tienne, langue te mange, leurs yeux sur tes cuisses.

    Et ton odeur. Ils voient ton odeur, traînent. Leurs regards mi-clos sur ton cou, tes bras. ta peau effeuillée, tu n’es pas un gâteau, petite ne comprend pas. Billes obscures, regards et yeux qui suivent tes mollets, quelles jambes te prennent, te retiennent quand ils regardent. Il est comment ton corps et le ventre. Ton ventre. Ton ventre qui bat, supplie, le voit-on sursauter. L’odeur de ton sang en gorge. Ton goût exposé. Que dégustent-ils de toi.

    Leurs yeux comme lames tenaillent tes mains, on ne repousse pas les yeux, on les évite, il suffirait de ne pas les voir pour que ça cesse. Tu bouges, recules te décales, ça suit te traque. Tu t’arrêtes, ça s’agite, toi. Tes os entre leurs dents qui regardent et sourient, puissance sans joie. Tu bouges et les entraînes dans tes ombres scellées. Leurs regards ne renoncent pas, engluent. Nausée effroi. Leurs yeux griffent marquent restent. Leurs regards tètent, tu es sans eau. Ton cœur sec, serais-tu sans cœur petite, tu n’as pas de larmes. Tu ne comprends pas.

    Le dedans de toi invisible, ils ne voient pas. Tu es belle, peau douce, tes cuisses, ta robe. Ton cou nu. Ça regarde. Leurs yeux miroir de craie, toi effacée. Tu n’es pas. Tu connais les prénoms et leurs regards sur toi. Ça voit quoi, un regard soustrait?

    également paru dans ici Beyrouth :

  • l’entrée des étrangers, le temps des attentes immobiles.

    Vous n’y êtes pas encore, vous la voyez déjà; vous reconnaissez de loin l’entrée des « étrangers », la queue devant la préfecture, longue queue dont la seule vue vous désespère; queue que vous prolongez de votre corps greffé à la masse compacte; vous trépignez avec elle, en elle. Avancer sans la voir bouger depuis que vous y êtes; vous dehors, le froid de la rue ; vous, debout en silence, moue et yeux braqués sur les aiguilles paresseuses: si les guichets fermaient une fois devant? Devoir tout recommencer malgré deux heures d’attente immobile? Vous vous dites « deux heures », mais ce ne sont que deux mots mastiqués, abstraction en ces instants où vous vivez par minutes et secondes, où le temps cesse de se décompter pour prendre corps sur vos épaules, sur votre visage.

    Sans le support du langage, c’est le silence dans les rangs; ne pas vous distraire de votre condition; exister pleinement comme étranger; vous ne voudriez pas de geste de gentillesse, même infime, il risquerait de modérer votre ressentiment, édulcorer la cruauté des « Français, Espagnols, Italiens… »; vous formulez « cruauté des Français, Espagnols, Italiens » sans y croire; vous vous le répétez par affection pour eux, par dépit de ne pas vous sentir chez vous ici, ici vous êtes chez eux; vous n’espérez pas de mouvement de bienveillance, il pourrait lézarder la mortification, vous la préférez intacte, absolue; vous endurez le pire, vous voudriez le revendiquer; coller à cette souffrance, à la révolte.

    Les regards de l’attente sont sans objet; prunelles brouillées de pensées léthargiques; derrière le silence: tout et rien; longs temps de vide où vous oubliez d’être en vie, vous cessez même d’en être spectateur; des crochets; puis vous revenez en maugréant votre impuissance: ce n’est pas censé durer autant; vous ne voyez toujours pas la porte derrière les corps compacts qui se tassent devant, de plus en plus resserrés pour se sentir proches de l’entrée; par moments, au sein de l’inertie et de l’hébètement, une violence inattendue vous submerge; elle est molle, engourdie. Vous êtes épuisé; vous retenez la pression, vous la faites éclater à l’intérieur, dans vos boyaux; vous y crevez votre envie de hurler, cogner.

    Mais rien, vous n’y pouvez pas; vous n’avez pas le choix, pas de droits; vous n’êtes pas chez vous; vous devez; vous êtes étranger; on vous demande un visa à chaque frontière, courte ou longue durée de séjour, pour les transits aussi; tout un peuple vous rejette à chaque refus de visa, l’obstination courtoise et c’est bien cette hypocrisie que vous haïssez le plus, ces sourires qui enferment, vérité dissimulée derrière les lois administratives: comme si l’on n’était pas coupable de son administration.

    Vous êtes devant le sas; c’est bien, vous parlez la langue, certains ne parlent pas français, italien, espagnol; fouilles devant le sas; qu’ils fouillent bien, ils ont raison, vous pourriez exploser après tout ça, exploser des tripes, des os; de l’autre côté, les salles grises éclairées aux néons; des tickets pendent des machines, comme autant de langues narquoises, arrachées à chaque passage, geste sec pour ne pas les dérouler par séries; rangées de chaises alignées face aux guichets: école ou tribunal? Vous cherchez une place isolée, vous vous êtes frotté à assez de corps et d’odeurs depuis ce matin; le clic qui accompagne l’affichage des numéros au plafond; vos yeux qui conjurent les chiffres, comme s’il suffisait de les regarder pour en accélérer le débit, Ma sorcière bien-aimée.

    Vous êtes chahuté de pensées vaines, d’images en fuite ; vous n’osez pas bouger, pour ne pas perdre votre tour; café, pipi, cigarette… faudrait ressortir dans le hall, vos envies attendront; vous ne pouvez pas risquer votre tour, même si trente chiffres vous séparent du vôtre, qui sait? Mais vous comprenez ce que je vous dis? Vous faites semblant de ne rien comprendre? Des lambeaux de discussion vous arrachent de la rêverie; vous ne comprenez ni la nécessité ni l’urgence de ses éclats de voix; le silence d’un autre « demandeur » que vous voyez de dos, corps voûté devant les phrases assassines; vous ne l’entendez pas répondre, vous n’entendez qu’une voix en face, un ton sans courbe: La loi, c’est la loi! Je n’y peux rien, on ne peut plus renouveler là! 

    Vous fouillez du regard les guichets à l’effet magnétique; vous n’arrivez pas à décoller les yeux des corps qui se meuvent entre tiroirs, imprimante, cafetière, archives… blonde aux cheveux raides, cernes accentués par la lumière dure des néons; black opulente à la lenteur imposante; petit monsieur à la silhouette sèche… Ils se croisent derrière, partagent tampons, plaisanteries, agrafeuses, commentaires; sans craindre de se donner en spectacle, en y prenant plaisir peut-être. Mon stylo, qui m’a encore pris mon stylo? Vous n’avez rien à faire, vous suivez leurs mouvements; ils n’ont pas de regards, ils savent ignorer les yeux qui les observent de la salle; ces yeux qui attendent, qui entendent, en espérant avoir « droit » à plus de clémence.

    Non, je vous dis non! Vous savez lire, quand même! Vous n’avez pas le bon document! Ce n’est pas une attestation d’employeur, ça! Faudra revenir avec! Un point c’est tout! Ça ne sert à rien d’essayer de me convaincre! Vous scrutez tous ces visages; les classer en deux catégories: les bons et les méchants. Ceux avec qui vous aimeriez passer, les odieux à éviter; mais vous savez ne pas avoir ce choix, c’est le clic du plafond qui le décidera. Vous réfléchissez à votre stratégie, sourire et assurance polie… vous devez oublier les paroles insultantes qui flottent encore en vous; elles ne vous sont pas destinées; vous, ce n’est pas pareil; et vous ne pouvez pas être solidaire de la misère du monde, la vôtre vous suffit.

    Votre tour arrive; ni mieux, ni pire que les autres; vous contrôlez, vous encaissez; seule l’expression de vos yeux vous échappe.

    Vous ressortez; il n’y a plus de queue; l’après-midi, déjà. Et cet arrière-goût d’humiliation vague; avec le sentiment d’être en faute, parce qu’on n’est pas français, espagnol ou italien…; jusqu’à la honte des origines, la haine des origines; et l’autre culpabilité, envers son pays. Tu n’y arrives pas, tu n’arrives pas à garder la tête haute; si tu pouvais, tu l’aplatirais, tu la réduirais à rien; être sans nationalité, si possible; tu mentirais si c’était possible.

    Je suis espagnole, je suis italienne… je suis du Sud, le grand Sud; pardonnez-moi, je ne suis pas fière; vous avez tout fait pour que je sois fière d’être libanaise, l’injonction principale, celle qui sauve de tout; la guerre qui s’y rattache, tous ces sacrifices, ces morts; et moi qui renie mon pays; je ne suis rien, si je n’ai pas de racines; la Terre, infamie que de renier sa Terre; pardonnez-moi; je ne suis rien, je ne suis personne.

    également paru dans ici Beyrouth :

  • odeurs complexes comme aimer.

    crier terre de tous les débuts
    la mobilité de ses couleurs
    sa présence éclatée
    me perdre par bribes retrouvées
    parcourir les fragments filmés
    respirer quelques secondes de mouvements, de bruits
    ses odeurs complexes comme aimer (extrait)

    #LittéraTube​​​ #VidéoEcriture​​​ #poésie​​​ #écrire #Liban #Beyrouth

    micro journal 269-2022.05.22

  • Dire n°1

    Découvrir, toucher… la revue DIRE lancée par François Bon
    Joie d’en être. Sourire de voir mon noir et blanc dans une revue haute en couleur (mon esprit de contradiction?)
    Merci François et tous les contributeurs
    https://www.librairie-tiers-livre.store/collectifs/dire-n-1-avril-1922

  • premières journées de LittéraTube

    Beyt comme maison
    une vidéo de Marine Riguet et Gracia Bejjani réalisée dans le cadre des 1res journées de LittéraTube, Évry. 13 & 14 mai 2022

    concernant les lectures :

    • Marine lit un extrait de « On dirait une forêt », de Marine Riguet
    maelstrÖm Editions, Booklegs !
    https://www.maelstromreevolution.org/…

    • Gracia lit un extrait de « Beyt », de Gracia BejjaniLecture complète dans le cadre des Arborescences du fiEstival en amont du fiEstival *16 La Maison, du 26 au 29 mai 2022
    https://youtu.be/80YRn56puRU

    • Musique : « Lemon » de Bachar Mar-Khalifé (feat Yolla)

    La chaîne de LittéraTube :
    https://www.youtube.com/channel/UCDqc…

    mais aussi, lecture de 3 de mes textes ici :

  • YouTube et Littérature

    Les premières rencontres nationales YouTube et Littérature – Evry le 13 et 14 mai 2022.

    https://www.franceculture.fr/emissions/affaire-en-cours/affaire-en-cours-du-mardi-19-avril-2022


    Extrait :

    Qu’appelle-t-on littératube ? Source de nombreuses expérimentations artistique, la plateforme d’hébergement de contenus vidéographique YouTube a vu se développer de nouveaux formats de vidéos hybrides, à la croisée des chemins des images et de la littérature. Ce nouvel écosystème évolutif constitué de capsules mêlant images et textes donne naissance à de nouvelles formes d’expression littéraire, englobées sous la dénomination « LittéraTube ». Pour décrypter ce phénomène, Marie Sorbier a interrogé Marine Riguet, poétesse transmédia et maîtresse de conférences en littérature française et humanités numériques à l’Université Reims Champagne-Ardenne.

  • Le vote de la diaspora.

    Vote de la diaspora, l’expression claque comme titre de polar. Je dis « diaspora », et pense intrigues, complot. Le son de certains mots fait éclater d’étranges sens. Comme une langue personnelle, parallèle. Je suis de la diaspora, me récite cette comptine avec le sentiment d’intégrer une sorte de secte implicite sans l’avoir décidé. Je suis de la diaspora, cette fois-ci je vote. Mes premières élections libanaises. Fallait-il assister au désastre absolu du pays pour m’éprouver relative? Que notre appartenance s’impose.

    À distance, je m’inscris. À temps. À distance, je me relis, épelant le nom du village de mon père comme un idiome étranger. Je vérifie, persuadée de me tromper à chaque réponse sur mon identité officielle. Cette peur de l’erreur comme tacite aveu de les tromper, eux, en reproduisant telles des ombres les gestes citoyens attendus. De justesse, je rentre du Liban la veille des élections. À temps pour voter, sans l’avoir prémédité. Hasard, mais le hasard nous ressemble, écrit Bernanos. Comme ce hasard de date. 8 mai, fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, peut-on rêver aujourd’hui de la fin d’un système corrompu au Liban? Comme enfant, je demande conseil aux amis, on hésite ensemble, on écoute les déclarations, on compare les programmes, on se contredit pour mieux se décider. Séance conclue sur une sorte de pacte: « On est tous d’accord sur ce choix, on est d’accord? » Le moment est solennel comme le silence. J’apprends par cœur le nom de la liste, le nom du candidat.

    Je les note dans mon iPhone pour vérifier sur place, comme si je ne pouvais qu’oublier, sans confiance en moi dès qu’il s’agit du Liban. Je râlerai avant d’arriver au bureau de vote, plus de deux heures trente de transports en commun, je râlerai comme si la difficulté ajoutait de la valeur au geste, un compte-double comme au scrabble. Ma nièce me renverra sur WhatsApp les deux noms discutés la veille ensemble, comme si je ne pouvais qu’oublier de voter, ou pour qui, pourquoi. Je serai soutenue à distance, félicitée par amis et familles, il suffirait de voter pour affirmer son engagement.

    Je me ferai discrète dans la grande file devant le bâtiment habillé de signes, panneaux et banderoles. Me bercerai de langue maternelle cousue de longues phrases françaises. L’humour du pays, ce décalage insaisissable. Je ne regarderai pas le jeune homme distribuant ses prospectus colorés: il n’a pas de parti à promouvoir, mais l’ouverture d’un restaurant libanais. Je ne chercherai pas à reconnaître des visages dans la foule, m’abandonnerai au sentiment d’être là, mélangée aux Libanais de la diaspora française. À leur joie simple, aux commentaires badins. Je sourirai de voir tant de Libanais réunis dans cette banlieue parisienne, comme une concentration de famille étrangère. Je détournerai les yeux du drapeau qui ondoie comme séduction de danseuse. Drapeau et cèdre, leur légèreté dans le vent quand le pays sombre de gravité.

    À la question « Vous êtes la fille de Norma Boustani? », je sursauterai d’un cri: « Oui, c’est ma mère! vous la connaissez? Vous connaissez ma mère? », me dénonçant fille du pays malgré une vie d’exil, à me penser reconnue par l’inconnu. L’assemblée rira de ma naïveté (le registre, tout est dans le registre). Devant l’urne, je vérifierai à nouveau nom de liste et de candidat, persuadée de trahir malgré moi. Mon cœur battra fort: magie du « a voté », magie renouvelée après plusieurs élections françaises, toujours ce tremblement à entendre se dire le geste.

    Je tremperai mon pouce, je l’enfoncerai plus que nécessaire dans l’encre violette, la main si je pouvais. Ignorance de l’utilité de cette empreinte, élan de désespoir surtout. Je sortirai marquée, un peu ivre. Je publierai sur les réseaux la photo de mon doigt outrageusement encré, un texte à l’appui. Je réagirai aux posts de mes amis d’enfance. Pointer du pouce coloré notre affiliation éparpillée dans le monde. Ces doigts comme cailloux de Petit Poucet nous rappelant le chemin de la maison, l’impérieux retour au pays-maison. Baytna. Je me sentirai reliée.

    Vulnérable. Est-ce de voter pour la première fois qui me rend à l’enfance? Comme si je m’étais arrêtée, libanaise, à l’âge du départ, mes 20 ans. Comme si je revenais aujourd’hui à cet âge, reprendre ma place quittée, faire ce qui a été, toute une vie, évité.

    également paru dans ici Beyrouth :

  • le grand jeu de vivre, comme vent.

    il fallait apprendre à bouger dans les nasses
    se laisser duper, faussement libre
    filets masqués de transparence
    bleu de mer sans horizon
    il a fallu sauter pour la joie
    joie au corps, malgré les murs
    danser sur place, l’élan ne suffit pas
    ouvrir le ciel, maladroit vertical
    s’y jeter, muscles corps enchantés de vie (extrait)

    #LittéraTube​​​ #VidéoEcriture​​​ #poésie​​​ #écrire

    micro journal 268-2022.05.08

  • les autres parlent à ma place.

    sans mot, comme aveugle devant le vide
    dire voir effacés
    sans plus savoir ce que je manque
    perdue dans une chambre
    l’alphabet, musique et images
    sans plus arriver à les relier, embrouillamini
    sans plus comprendre ce que je cherche
    la fin serait rupture des phrases
    la fin serait répétition, débuts sans suite (extrait)

    #LittéraTube​​​ #VidéoEcriture​​​ #poésie​​​ #écrire

    micro journal 267-2022.05.05

  • A. Aleph. Au commencement était Achrafieh.

    Achrafieh. A. Aleph. Au commencement était Achrafieh. Avant d’épeler les lettres de ton pays, c’est le nom du quartier qui a marqué tes origines. Sans te douter que la question de l’origine hantera ta vie. Toujours. Par couches, toi l’arbre au tronc strié des lieux de tes exils successifs.

    Achrafieh. Achrafieh. « Achraf »: l’honneur, la dignité. Tu te murmures Achrafieh, Achrafieh et entends résonner dans ces sonorités des échos jamais perçus auparavant. Achraf… Et pourtant que de fois, as-tu répété son nom? Alcharaf, racine imaginée. Quartier d’enfance signé de dignité. Tu serais née sous cette injonction essentielle, mais terrible. La dignité, valeur suprême, fondatrice.

    Achraf Fieh. Fieh: « en moi », dans le langage de tous les jours. Fantasque étymologie qu’une langue parlée. Mais quelle étymologie nous empoigne davantage que la langue qui nous déploie ses mots quotidiens? Y puiser ce complément d’âme pour s’emparer du sens. Le faire sien. Achraf Fieh: la dignité, en moi.

    Achrafieh, tu te réfugies dans le langage pour t’épargner le souvenir et les émotions qui se pressent à l’ombre de son évocation. Prêts à t’assiéger avec les bruits continus des ruelles de la ville de ton enfance, ses odeurs de poussière et de fleurs. Achrafieh, c’est l’avant-guerre. Depuis, Achrafieh est devenu un nom que tu t’acharnes à éviter, ensevelir le temps dans les décombres du désastre. L’après-Achrafieh. Tu dis « Achrafieh » et tu es submergée de mélancolie sans discernement. Tu invoques parole et digressions… non pour exprimer, mais pour étouffer l’occulte puissance des noms.

    Hasard d’alphabet? B pour Beyrouth. Aussitôt, la fierté. Ville capitale. Très tôt en rivalité avec le village de vos origines Kehhalé. « Je suis de Beyrouth. » Ton soulagement à pouvoir l’affirmer (n’es-tu pas née à Beyrouth ?). Kehhalé. Tu n’en voulais pas, petite. Tu clamais haut et fort qu’il ne s’agissait que de vos origines, sans te douter de l’importance des origines dans la suite de ton histoire. Que toi, tu es de Beyrouth! Snob depuis toujours. Kehhalé; ça te raclait la gorge, s’enlisait en bouche. Tu lui préférais Beyrouth. Aujourd’hui tu entends résonner le nom du père: Bey. Le père, toujours. Bey. Échappe-t-on à sa lignée? Toi, sa fille.

    Lebnan. Lebnaniyé. Libanaise à vie: née au Liban. Beyrouth, Achrafieh, hôpital Rizk.

    Et ton adresse? Chiffre en blanc sur fond bleu roi: 27. Il se détache au-dessus du portail de l’immeuble. Mais à quoi se rattache ce 27 sans nom de rue? Comment te localiser petite sans nommer la ruelle où se nichait cet immeuble de trois étages dont vous occupiez le rez-de-chaussée? Relativement à. S’adosser à plus grand que soi.

    Traînées de souvenirs sans liens et tu es sitôt martelée par d’autres noms. Ils déboulent comme des billes enfin libérées: Sassine, Zahhar, Sioufi. Tu ne saurais pas les planter, ni dans une vision d’aujourd’hui ni sur des cartes mémorielles. Mots flottants, repères certains, mais sans topographie de support. Pour faire parler ces rescapés de langue, arabe et français se relaient en toi dans une symphonie de violence et de fleurs, par l’écoute personnelle que tu prêtes à ces trois noms surgis du passé. L’arabe est siégé par ce qui est désormais ta langue aussi. Sassine n’a rien à voir avec assassins. Et pourtant. Par absence de résonance sémantique, les phonèmes s’imposent à toi. Puis le sens reprend son hégémonie avec Zahhar qui évoque les fleurs, et Sioufi les épées.

    La vie comme alphabet en deux lettres. A, Aleph, Achrafieh. B, Beyrouth.

    également paru dans ici Beyrouth :

  • je suis une araignée.

    je suis une araignée
    précaire je tisse
    bave de silence
    pattes maigres comme brins
    j’échappe brusque immobile
    de soif tendue comme nerfs
    je danse ma maladresse de corps
    avec le vide, le manque j’écris (extrait)

    #LittéraTube​​​ #VidéoEcriture​​​ #poésie​​​ #écrire

    micro journal 266-2022.05.01

  • fiEstival maelstrÖm *16

    Lecture de poèmes dans Beit Beirut ou Maison Jaune, sous le thème proposé par le fiEstival maelstrÖm *16 (extraits de mes textes).

    Beit veut dire « maison » ou « casa ». Ce lieu a été choisi par les poètes pour sa symbolique, puisqu’il a traversé la guerre, est resté debout, servant de trait d’union entre deux régions de la ligne de démarcation, a ressuscité, a été réhabilité en conservant les stigmates de la guerre. Aujourd’hui, et après avoir été malmené, ce lieu accueille des événements culturels, comme un pied de nez à la séparation et à la violence.

    Artistes : Mishka Mourani – Gracia Bejjani – Antoine Boulad – Mohamad Wehbi – Adham Dimashki – Ali Sabbagh – Michèle M. Gharios

    http://www.beitbeirut.org/thehouse.html

    Dans le cadre des Arborescences du fiEstival en amont du fiEstival *16
    La Maison, du 26 au 29 mai 2022
    lien vers la vidéo complète des 7 poètes invités :
    https://youtu.be/CWZ23U5KKzg

    le site du festival
    https://www.maelstromreevolution.org/qui-sommes-nous/un-festival-international-de-poesie-le-fiestival-maelstrom-reevolution

  • sommes-nous illisibles.

    nous avons largué nos corps
    des voix battent aux fenêtres
    sommes-nous signes dispersés
    nous respirons dans les plis (extrait)

    #LittéraTube​​​ #VidéoEcriture​​​ #poésie​​​ #écrire

    micro journal 265-2022.04.29

  • Les bruits du Liban, tressaillements de vie.

    Il te suffit de fermer les yeux pour que l’âme sonore du pays se lève en toi. Polyphonique. Cacophonique. Les bruits du Liban, tressaillements de vie.

    On a des tomates, on a des pommes de terre, on a de la pastèque… dans les rues, le timbre guttural des marchands ambulants rivalise avec les klaxons, avec les insultes jappées par des conducteurs constamment à cran.

    Ça klaxonne dans les artères de la ville. Pour le moindre incident, à chaque ralentissement… klaxons sans raison. Ça insiste devant les immeubles, tête penchée, regard tendu. Ta ta tatata tatatata ta ta! Les voisins sortent. Les uns puis les autres. La main ne lâche pas le klaxon. Ta ta tatata tatatata ta ta! Les klaxons ne sont pas des bruits à Beyrouth, mais les expirations de ses ruelles tortueuses, leurs toux, leurs soubresauts sonores.

    Des balcons, les femmes se hèlent, amorcent des conversations qu’elles poursuivent souvent autour d’un café improvisé: yalla… 5 minutes… tu as bien 5 minutes… ne me dis pas que tu n’as pas 5 minutes… yalla… chta’na…

    Tandis qu’à l’horizon, les constructions vrombissent et crachent dans l’indifférence générale, atonie de l’habitude. Le Liban, en (re)constructions permanentes. Les voix enténébrées des politiciens à la télévision, la diction hypnotisante de leurs sentences qui terrorisent ou mentent. Les sermons du prêtre, ses intonations qui te poursuivent la nuit pour te défendre les mauvaises pensées, renier la liberté que tu as l’illusion de vivre quand autrui dort et cesse de t’observer. Les prières collectives. Psaumes et cantiques. Chœur et orgue. Le moment où l’assemblée de la messe expire d’une voix unie, unie et unique malgré les dissonances.

    Les bruits du Liban, fragments des combats ordinaires que les hommes mènent pour vivre. Que les insectes leur livrent la nuit quand l’air se pose. Leur entêtement à poursuivre les odeurs des peaux humaines. zzz zzz… Les moustiques, ces petits bombardiers. Plus véhéments que les détonations. zzz zzz… Sournoise infiltration, l’ouïe est sans défense. Leur victoire acoustique.

    La voix des animaux qui expirent. Comme ce cafard qui s’affole sur place. Cercles en stries noires, dans tous les sens. Si énorme. Il crissera sous ta chaussure. Insupportable bruit de vide qui te visse encore les tripes. Plaquer la lourdeur de ton corps sur le frétillement de ses pattes. Tu fermes les yeux pour ne rien sentir. Appuyer d’un geste brusque, en poussant un petit cri pour couvrir le craquement. Ce bruit, le même.

    Les voix du pays. Rires des femmes, vociférations des hommes, clabaudages des femmes, éclats des enfants… bruyants, pour se sentir vivants. Le silence des adultes, leurs murmures pour éviter aux plus jeunes l’horreur du savoir, quand le savoir n’est qu’informations et nouvelles. La masse de ce silence, tapie dans les cœurs, sans d’autres choix.

    Un silence d’au-delà pour qui n’a jamais connu l’absence de bruits. À Paris, tu restes la fille de Beyrouth, ville de vacarme et de poussière. Es-tu encore en vie sans les bruits autour? Ils s’agitent en toi quand ce n’est pas ta voix qui résonne à vide.

    Tu es la chambre noire de ces échos; d’un lieu, d’une Histoire. Nouée au Liban par réminiscences acoustiques.

    Tu sursautes quand une porte claque. À Paris, à ton âge. Tant d’années après vos premières bombes. Ce possessif, alors que vous étiez possédés. Une porte claque et le cœur s’affole. Retentissement qui te plante dans ton corps de gamine démantelée. Sans image, sans mot. Rien ne remonte de ce passé à présent décharné, mais tu y es propulsée par la vigueur d’un bruit qui éclate, un son unique bong! Aussitôt déplacée. Envahie par l’opacité instinctive. Battu dans son enfance, un adulte se protègera toujours du bras, au moindre mouvement inattendu. Le même réflexe, d’anciennes violences. Oubliées, altérées. Et pourtant. L’Europe t’enveloppe, doux écrin.

    Une porte claque et le Liban se réveille. Sa voix s’élève, assourdissante d’éloignement.

    La voix du Liban ou Sawt Loubnan. Station de radio, sempiternelle résonance de la guerre dans le creux des oreilles. Les commentaires en boucle suppléent les chansons dans les moments durs.

    Déflagration, proche ou lointaine. Une bombe qui éclate semble toujours précédée de son annonce, comme un froissement d’air. Avec les années, tu prétendais deviner la distance d’une explosion à l’écho qui subsistait, à la traîne. Qui irait vérifier? Te distraire à ce jeu pour maîtriser la peur. Te revendiquer ce talent, pour dénier la certitude de ne plus rien contrôler.

    Aujourd’hui, tu as d’autres questions. Que perçoit-on d’abord, la lumière ou le son d’une bombe? Et après l’explosion, que persiste-t-il de ces fragments sensoriels? Résistent-elles à la destruction? Sont-elles anéanties, comme la vie qu’elles emportent? À quoi ressemble la tonalité de la bombe après son éclatement? Silence noir en pointe. Cette petite seconde d’après. Trou. Suivi de hurlements. Humain, ce tohu-bohu extirpé des entrailles du monde? La vie prise de surprise suprême. Indicibles immondices.

    Invoquer d’autres bruits, n’importe lesquels, pour ensevelir les voix du Liban, fuir les émotions promptes à envahir l’instant, quelle que soit la distance. Le timbre grave de Fayrouz, la voix joyeuse de Sabbah, les modulations de Farid El-Attrach (Farid le sourd ?)… ces chanteurs que tu snobais adolescente à Beyrouth, férue de rock occidental. Ils te font pleurer maintenant, et tu fredonnes ce que tu n’as jamais appris volontairement, les paroles de ces chansons sont comme les mots d’une langue maternelle acquise à ton insu.

    D’autres instants sonores. Les taciturnes parties de trictrac à l’ombre des trottoirs, quand les accalmies le permettent. Seul le bruit des dés. Court silence qui suit quand ils s’arrêtent sur leur chiffre… et si notre destinée dépendait de ce hasard? Te susurre ta conscience de petite, face aux mines concentrées des joueurs. Tu aimes la voix des dés, gouttelettes métalliques. Parce que les objets ont une voix quand ils continuent à nous parler.

    Alors, Paris bruyant? Paris, havre de paix. Ses rues, sas de passage entre deux lieux, entre voitures et badauds, tandis qu’au Liban, elles sont espaces de vie collective. Substance du lien et de ses banalités.

    Ici aucune voix ne soufflera ton prénom. Ne te bercera de sa douceur. Ne portera tes syllabes, comme les bras paternels t’élevaient jadis dans les airs.

    également paru dans ici Beyrouth :

  • j’ai tenu des visages entre les mains.

    il a fallu supplier sans dire
    comme subterfuge de lien
    les caresser, les caresser, les endormir
    banaliser le silence, les besoins
    j’ai combattu courbée, contenue derrière les os
    mes phrases condensées de parole invisible
    il a fallu contrôler le mouvement
    empêcher leurs jeux d’ombre (extrait)

    Musique : Thelonious Monk – Blue Monk

    #LittéraTube​​​ #VidéoEcriture​​​ #poésie​​​ #écrire

    micro journal 264-2022.04.24

  • Un taxi dans la nuit de Beyrouth.

    Taxi roule dans la nuit, le pays cavale en sens opposé. La vitre comme écran, lignées chaotiques d’immeubles jetées dans tes yeux. Traverser un monde connu reconnu, toujours surprenant. Tu te répètes, mon pays; comme un aveu sans faute. Filmer en silence, dans ton silence, dans les froufrous de l’air qui passe. Ne retenir que les bruits de fond d’une ville, Beyrouth vit quand le jour a cessé de l’agiter. Glissements de pneus; le mouvement se perçoit, sonore dans la nuit.

    Tu filmes pour éviter les mots, ils anticipent, altèrent tes perceptions à trop tenter de les définir. Tu veux les sensations; toutes et brutes. Tu les veux sans transition, dans tes sens. Précipiter ton corps dans le giron du pays natal, comme on se presse contre les seins maternels sans savoir quel réconfort attendre.

    Tu es montée en voiture. Au même instant, le chauffeur a laissé tomber sa cigarette par la fenêtre. Pointe de couleur fumante, elle s’éteindra seule au sol où crisse le caoutchouc qui s’y frotte déjà. L’odeur du tabac, matière qui garde possession de l’air, comme si le chauffeur fumait encore. Comme s’il n’allait jamais cesser de fumer. Elle t’a envahie de sa texture qui résiste, impossible de faire semblant, de colmater. L’odorat, le plus violent des sens. Tu n’as pas osé baisser la vitre pour respirer autre chose, le chauffeur s’étant plaint du durcissement du froid ces derniers jours.

    — Bonsoir. Adonis, c’est ça? Ça caille trop, pauvres de nous.

    Cherche-t-il à entamer la conversation ou à expliquer la capuche sur sa tête rabattue? Ces mots puis rien. Sa présence dans l’odeur en traine, le mouvement de sa tête, tapotement de la main sur le volant, rythme nerveux. La radio dégouline de mélodies circulaires; chansons orientales qu’on écoute depuis toujours, le classique populaire. Je suis au pays, je suis indéniablement d’ici quand ces chansons remontent du passé.

    — La musique vous gêne ?

    Ce seront les derniers mots du trajet. Sans comprendre ta voix intime puisqu’il change la radio de station sans attendre ta réponse. Sans se douter du bonheur doux qui te berçait à écouter Fairouz, chaleur diffuse au bassin. À chanter avec elle dans la surdité de ta bouche. Du rock à présent, comme réveil brutal du réel. La musique soudain t’indispose malgré ton amour du rock. Tu ne dis rien, te bouches l’ouïe avec la vue, avec le trop plein d’images qui poursuivent leur course, direction opposée à la vôtre. Scories de vies qui se raccrochent à ton âme en semblant ainsi te fuir.

    Tu filmes, corps calé contre la portière de droite qui retient et déploie le pays morcelé. Ce Liban qui te retient, toi, bousculée d’amour, de paradoxes, tristesse, joie simple. Toi en désarroi ici, toujours. Ici c’est chez toi. Ici, c’est davantage qu’un lieu, toi avec ici, ce monstre hybride quitté, sans séparation possible.

    également paru dans ici Beyrouth :

  • écrire par peur d’oublier les mots #20.

    j’ai peur d’un jour oublier les mots
    ferais comment sans leur conversation
    peur de voir basculer les mots
    de perdre pied sans les bras de la langue
    j’écris pour ne pas oublier
    peur d’oublier le lien
    j’écris pour l’oubli sans défense
    les visages, je ne sais plus regarder
    m’arrêter aux bouches, les gorges
    humus des voix qui persistent
    j’écris me répète pour ne pas oublier
    décaler les images comme vent (extrait)

    Musique : Bruno Letort ‘Visions du square bleu’ (1er mouvement)

    #LittéraTube​​​ #VidéoEcriture​​​ #poésie​​​ #écrire

    micro journal 263-2022.04.17

  • Pâques, odeurs de beurre et de fleur d’oranger.

    À l’approche de Pâques, les femmes pensent maamouls. Les maisons sentent longtemps la semoule. La fleur d’oranger. La cuisson du sucre, l’odeur du bon gras.
    Les feront-elles cette année? Combien, le kilo de pistaches? Les amandes. Les dattes, à la limite. Quoique, même les dattes. Et le beurre. Les feront-elles cette année ?

    – Je vise 200 pièces au minimum… ça part vite… faut avoir assez… les invités… pour nous… faut pas manquer… puis voilà c’est comme ça… mieux vaut faire plus que moins.

    À l’approche de Pâques, les femmes se réunissent par groupes pour alléger la besogne. Et l’égayer. Parfois deux jours de travail par foyer: c’est long, fastidieux. Pâte et farce. Le plus long, rouler les boules à la bonne proportion. Les creuser, les fourrer à la main, l’une puis l’autre. Dans ce moule individuel en bois sculpté où la pâte se colle souvent. Ne pas les déchirer. Refermer, toujours sans trou. Puis taper énergiquement pour éjecter la pièce du moule avant la cuisson, sans l’écorcher. Les enfourner, les unes près des autres sur la plaque préalablement huilée. Et ce n’est pas tout. Chaque recette a son petit truc supplémentaire. Se retrouver à deux ou trois, pas plus: « On commence chez toi? Demain chez moi?Ça te va comme ça? »

    La question: pistaches… noix… dattes… ou sans dattes… ou amandes… tu fais quoi, toi cette année? Elles finissent par faire et pistaches, et noix, et amandes et dattes.

    À l’approche de Pâques, les femmes s’inquiètent des kilos.
    –     200 calories pièce, tu imagines! Non, mais tu imagines!
    –     Non, tu es sûre, autant? Ah là, là!!! Toujours comme ça! Dès que c’est bon, faut que ça soit interdit, comme ça!!!
    –     Et encore, ce n’est pas qu’un seul jour, dis! Pas qu’un maamoul, quand t’y penses! Si ça durait qu’un jour, passe encore! On ferait régime le lendemain. Mais des semaines et des semaines de maamouls! Et on adore ça, dis! Avoue, quoi!
    –     Oui, je sais, je sais, c’est terrible! Affreux, tellement c’est bon! Et dans toutes les maisons! Y en a partout! Comme ça, sous nos nez! Et on ne peut même pas refuser! Ça ne se fait pas de refuser!
    –     Si on commençait un régime, comme ça, là, de suite. Comme ça au moins, c’est clair et radical! Qu’est-ce que t’en penses? Une bonne idée, non, comme ça?
    –     Ah non! Pas en période de fête! On le fera après, dis! Voilà! Comme tous les ans! Puis on sort du carême! On sort de la privation, dis!
    –     Oui, oui ! Allez c’est pas tous les jours Pâques! Tiens, moi je commence à préparer mes maamouls la semaine prochaine. Tu viens m’aider comme l’année dernière? Et après, on fait ça chez toi? Tu es d’accord pour que je commence cette année?

    À chaque fête de Pâques, les femmes font des maamouls. Et tous les ans, elles reparlent recettes. Remettent en question leur savoir-faire. Cherchent de nouvelles astuces. Goûtent les gâteaux des autres pour comparer. S’appellent pour des conseils. Commentent les résultats: farce, consistance, couleur, pâte, goût. Il y a toujours moyen d’améliorer ce qu’elles considèrent comme des œuvres. De perfectionner leur art.

    À chaque visite, les maamouls se tendent. La période de Pâques est une gigantesque dégustation. De maison en maison, les papilles font claquer le goût. Les femmes s’inquiètent. Se réjouissent et s’inquiètent de tout: la prise de poids, le succès de leur recette, la mobilisation à la cuisine.

    Le refont-elles cette année? Avec quels ingrédients, quel gaz?
    Pour quel nous?

    également paru dans ici Beyrouth :

  • parler comme écrire m’écrasait déjà.

    tu as mis du temps à parler
    parler comme écrire m’écrasait déjà
    il m’a fallu apprendre
    les mots
    je me risque dans leurs nuances
    j’efface, précise, renonce
    décide des mots, comme geste de foi
    leur justesse fonde ma sincérité
    j’ai tardé à parler (extrait)

    musique : Rachmaninoff plays Elegie Op. 3 No. 1

    LittéraTube​​ #VidéoEcriture​​ #poésie​​

    micro journal 262-2022.04.12

  • vertiges d’une révolution, pour quels vestiges aujourd’hui.

    Mai 2022, comment penser nos élections sans se heurter à d’autres temps ? La révolution d’octobre 2019, sa vitalité en sourdine dans nos souffles encore, les soubresauts de l’espoir comme appel et foi. Le vote aujourd’hui, comment poser ce geste digne, noble, sans la gageure du neuf. Vigueur d’une promesse scandée dans les rues, dans nos vies, nos corps.

    Octobre 2019. Tu dis quoi de cette révolution, maman ? Et toi khayé, mon frère ? Sur Facebook l’émotion d’un militaire qui pleure à l’hymne au pays, le visage des femmes. Transpiration de puissance collective. Ces moments du Liban, eux et moi à Paris. Instants sans chair, leurs journées sur mes écrans, comme fragments de réel.

    Combien de jours ? Ils comptent, fierté ou argument, comme on déclame nos années de couple pour se rassurer sur le lien. Je n’ai que les écrans comme fantasmes des rues. Écrans en verve, pleins mots, cèdres émotions rouges ivresses d’horizon. Les vidéos tressautent, nerfs et joie, les vidéos bougent mais ne sont pas mouvement.

    C’est compliqué, pourquoi ? de penser les odeurs, poussières et cris, le quotidien qui se précipite, les rires ; se cogner comme gamins. Il faudrait y être pour en être. Faire partie, douleur de toujours, être partie pour mieux faire partie ; revenir vérifier, tous les trois mois maintenant. Savoir sans mots que j’y suis, que j’en suis.

    Vertige, le peuple dans les rues, peuple depuis quand ? Une chaîne humaine reliera le nord au sud, vertige ; ni image ni abstraction d’hommes que ces corps noués. Je me raccroche, de loin. Vertiges de larmes à tout coin d’écran parce que l’hymne national s’épand d’un instant ordinaire, parce que je vois l’union, parce que je ne sais pas penser.

    Pourquoi c’est compliqué ? Sans avis, je ne veux pas d’opinion, mais oser l’abandon. Hommage au peuple, énergie de terre, mouvance qui tient. Du bout de ses doigts levés haut, il vocalise sa singulière opposition, arrête un pays que rien n’a jamais stoppé. Pourquoi ces larmes, je ne sais ressentir, ni joie ni douleur : mais hâte d’écrire, me résigner au flou, ma gravité, mon vertige de toujours.

    Je demande. L’amie ne sait pas, sa seule certitude, plus rien ne sera comme avant. Plus jamais comme avant. J’entends l’amie de toujours me dire ce jamais et j’ai aussitôt peur qui troue, espoir fou et peur. J’entends ce plus rien ne sera plus jamais comme avant, ce plus rien qui tranche, aussitôt aspire le pays d’avant, l’enfance, plus rien ? Les années adolescentes, leurs douleurs et la grâce. Magnanimes portes ouvertes, la générosité humble. Les voisins qui s’interpellent d’un immeuble à l’autre, klaxons et chansons qui débordent et envahissent comme les insectes de nuit. Le linge qui danse sur les balcons.

    Le trop de tout, tout en trop, plus rien comme avant ? Je tangue, farouche clivage. Nécessaire insurrection ; élastique nostalgie. Faut-il tout perdre de cet avant de mon pays d’avant et moi dedans, moi non plus. Famille jeux joie lumière d’orient ; plus rien rien plus rien ne sera comme avant… je ne pense plus, ça scande sous mes paupières, ribambelle de vers.

    C’est compliqué, mais pourquoi ? Je lis les slogans, les visages sont mes ancres d’émotions. Je regarde l’entre-deux corps que tissent les corps du groupe, danses de rue et nourritures en partage, pyramides comme vaines élévations de cieux. Je regarde ce qui fait unité, séparation, s’il s’agit toujours de chercher sa place. Ce qu’on trouve parmi les lianes. Je vois des drapeaux partout, je lis les avis des uns des autres, je n’en sais pas davantage, tout émane de loin, tout m’écarte, tout sans cesse m’y ramène.

    Je me rêve là-bas, d’autres y vont. Je ne prendrai pas l’avion pour retrouver les parents qui se languissent de moi, ni pour le plaisir d’une knéfé, d’un taboulé ; je n’arpenterai pas la mer ; je n’irai pas éprouver cet indéfinissable y être, en être, y être et trébucher d’amour pour ce pays, à tous pas. Je me rêve là-bas, foule rejointe, brouhaha exubérance, qu’importent les arguments et objections autres, la peur au ventre, ma peur d’une guerre, toujours cette peur quand. La guerre comme l’amour, il te suffit de les avoir vécus pour être à jamais hantée. Aller tenir une main, triturer des doigts inconnus, sentir la sueur dans ma paume, vivre la sueur d’autrui sur ma peau, me mélanger vertiges, me consoler dans ce flou. Il faudrait y être pour en être.

    Compliqué d’être libanais ? Compliqué de ne pas l’être. Libanaise comme eux, dans la différence. Je pleure tous les jours, des larmes à la voix coupée, et ma honte de ces émotions indécentes, je n’y suis pas. Quel loin jamais mien ? Depuis les incendies des forêts, puis les esprits en flamme, le feu du peuple ; le Liban peuple ? Depuis toujours quel loin m’y colle.

    En être sans y être, vertiges et fantômes. Soudain petite face à la terrible angoisse du retour d’avant, l’autre avant, celui des massacres sans visage.

    Octobre 2019. Je pensais l’avant, sans pouvoir imaginer l’après, par manque d’imagination, de savoir politique. Sans me douter que l’après échappera à toute imagination, à tout discernement. Octobre 2019, comment penser l’après quand l’après est août 2020 et son après. L’effondrement depuis, absolu. Destruction jusqu’aux entrailles. J’assiste à l’après, notre maintenant. Plus horrifique que tous les avants. Aphasie, hébétude, comment survivre dans un réel qui fracasse jusqu’aux mots.

    également paru dans ici Beyrouth :

  • écrire la fatigue #19.

    écrire la fatigue
    les phrases qui boitent
    mots dispersés
    même parler pèse en bouche
    muscle distrait
    ma langue creusée d’obsessions modestes (extrait)

    #LittéraTube​​​ #VidéoEcriture​​​ #poésie​​​ #écrire

    micro journal 261-2022.04.03

  • téta concentre le Liban dans ses rides.

    Tu y retournes tous les ans. Chaque voyage au Liban s’écrit dans cette visite. Une fois par an, comme anniversaire sans cérémonie. Dense de ces instants où téta seule existe dans ses rides qui affirment ; par sa respiration traînante qui concentre le monde, exhale le Liban.

    Quand ta grand-mère ne parle pas, elle regarde le vide par-delà sa peau. Les sièges devenus informes, creux même occupés ; la petite table en bois de cèdre, désormais dégagée. Vase, fleurs, cendrier transparent, rien autour d’elle, rien n’accroche ses yeux délavés de la vie qui les emballait avant.

    Regards sans intention, racornis par le temps. Par ces années qui finissent par dessécher l’homme. Elle pourrait maintenir les paupières fermées : dehors, comme dedans, même blanc. Tu ne vois plus la vie cligner aux mouvements de ses paupières, elles bougent oui, convulsions musculaires. Puis des mots lui viennent, qu’importe les idées, phrases construites, insensées. Elle parle toujours votre dialecte d’arabe, avec des lignes grammaticales, sans signification. À babiller, sans le lien qui sauve de l’inanité. Bavarde, elle si silencieuse autrefois. Elle n’arrête pas de dire, ne s’entend pas parler, sourde à tout, à elle. Milliers de mots à tes regards lancés. Tu scrutes ses lèvres pour recoudre ce qui pourrait l’être, rien ne se dresse. Mots renvoyés au sursis. Sans le support de la relation. Téta est seule avec ses mots.

    Sur sa bouche, tu lis. Vocables, et c’est comme parcourir un dictionnaire, buter contre manuel de linguistique. Votre belle langue devenue lexique. Vous ne partagez plus d’histoire, téta est devenue Histoire. Relique, souvenir déjà, alors que ses jambes continuent à vivre. À exiger soin et présence. Ses bras, le ventre, dos. À exiger que l’amour se dise enfin. Toi, posée devant elle, comme siège ou table vide. Ou comme son cendrier propre depuis qu’elle a oublié qu’elle fumait. Depuis qu’elle certifie n’avoir jamais fumé (tu te retiens de lui rappeler les deux paquets par jour). Toi, vous, décor mouvant qui s’agite autour.

    Un sourire parfois. Que transmet le sourire, la malice, sans la conscience ? Son visage anguleux. Son corps, enveloppe d’os. Dos replié vers l’avant, vaine tentative de se recroqueviller sur soi, sur ce passé et ses trainées d’images. Tu lui prêtes des intentions, elle se ramasse pour les retenir, tu te dis. Elle s’en fiche, le questionnement t’appartient. Dans vos échanges décalés, tu t’acharnes à retenir le temps, à éloigner la mort. Tu la veux grand-mère et te faire pardonner ta jeunesse. Incarner le fantasme des générations de femmes, rhizomes de communes histoires familiales. Vous seriez les extrémités vivantes de ce mirage. Tes gestes solitaires, complicité malgré elle. Elle s’emballe par instants, soubresauts organiques. Mutisme sinon. Immobilisme de l’absence. Une vieille qui a déserté son corps. Et s’en fiche. La tristesse, c’est votre histoire ratatinée. Téta, placidement terrifiante. Ta grand-mère vit dans ton âme, son esprit est dispersé.

    Tu y retournes tous les ans. Tu prépares l’après, tu vous prives du présent. Tu prends beaucoup de photos. Tu n’as jamais eu autant de photos d’elle. Il me restera les photos, tu penses quand tu l’observes, comme un artiste son modèle. Que cherches-tu à attraper avec ces clichés d’où elle te fixera éternellement, sans sourire ? Elle ne sait pas que tu la photographies. Elle regarde l’objectif dont elle ignore la visée. Vacillante dans ce corps qui manque de tomber quand il cesse d’être contenu. Les mains posées sur les cuisses, paumes vers le plafond comme de supplier les cieux. Tu ne lui connais pas ce nouveau visage au menton pointu. Tendu vers tu ne sais quelle absence. 

    Tu échoues à voir la physionomie du présent. Dans ce combat occulte, c’est toujours le visage du passé qui impose ses traits. Tu t’agites seule dans tes moments de recueillement sur votre lien fuyant. Elle te regarde pourtant.

    également paru dans ici Beyrouth :

  • ton visage comme enfant s’étonne.

    je te quitte toujours
    ton visage comme enfant s’étonne,
    demande où je pars
    tu oublies, serrée en marge
    je me retire incertaine
    pousse mon corps vers l’autre pays
    sans apaisement, figure laineuse
    par quels choix inversés, avec sans toi
    je quitte à tâtons
    sommes-nous pacte d’amour absolu
    qui j’aime moi, je te demande
    comme on cajole les bébés (extrait)

    LittéraTube​​ #VidéoEcriture​​ #poésie​​

    micro journal 260-2022.03.26

  • quitter le pays, les couleurs de sa terre.

    Tout contre le hublot, traînées de poussière humide. Éviter le pays qui repose comme corps en arrière-plan, éviter les contours du pays, la couleur de sa terre, ceinte de mer. Éviter de le regarder, sans arriver à lui tourner le dos. 

    Le capitaine se présente en arabe, anglais, français. Détails du vol, les mêmes, scandés sur différents tons selon la langue en usage. S’amuser à vérifier la conformité du message dans ces trois langues, les nuances du discours, aussitôt fière de les parler, de pouvoir se distraire au jeu des sept erreurs.

    Après de longues rondes au sol, soudaine accélération de l’avion. Le cœur s’affole, sans peur. L’émotion part du ventre, comme si, en décollant, l’engin décrochait dans son essor, les organes. Son corps crie en silence l’étrangeté de se sentir brutalement (il faut toute cette violence pour décoller) arrachée à sa terre. À son pays. Elle ferme les yeux pour entendre parler son sang. Que ses muscles disent ce qu’elle n’arrive pas à penser, à éprouver.

    Bulle d’irréalité que ce lieu clos et public. Les compagnons de route, des inconnus anonymes. À ses côtés, les deux sièges restés vides. Elle a regardé défiler les passagers, soulagée de les voir poursuivre leur chemin : enfants, parfums, embonpoints, hommes sentant le tabac froid… Soulagée, sans savoir que faire de ce silence pourtant espéré.

    L’espace entre ciel et terre, marge de deux pays. Flotter ; seule, éphémère. Perdre un soupçon d’humanité. Elle ne dort pas, s’absente comme divisée d’elle. Elle ne pense pas, engourdie par le ronron des moteurs. Elle n’a pas de mot, ni une langue ni l’autre. Elle ne ressent pas, nuit portée au ventre. Elle n’écoute pas la gravité du moment, ce voyage. Tout somnole, comme de regarder un paysage ou un feu. 

    Voix du capitaine. L’avion se prépare à atterrir. Déjà ? Sa voix, la même qu’au décollage, comme l’écho halluciné du pays étendu de l’autre côté du hublot. Son pays, à présent quitté. Étreinte d’émotion. Retour au réel avec les trois langues qui défilent dans les haut-parleurs de l’avion. La joie, dans la voix du capitaine. Les précisions sur ce qui les attend à l’arrivée débitées scrupuleusement. Paris, un autre sol. Mais qu’est-ce qui t’attend, toi ? La vie à venir. Attacher sa ceinture. Bourdonnement, pression dans les oreilles. Et cette impression d’étouffer. Le corps prend le relai, comme au décollage, mais dans un mouvement qui chute. S’écrase. Elle fixe la terre qui se précipite vers eux, doigts enfoncés dans les accoudoirs. Paris, à toi Paris ! 

    Pieds qui pointent le bout des baskets avant de se déposer. Visage tendu ; droite, gauche. Bras, jambes. L’autre bras suit le geste, entraîne poitrine, bassin. Des parcelles d’elle, dépliées. Elle sort de l’avion comme d’une membrane: l’existence passée. Elle n’est plus au Liban. Et déjà ce creux au centre, c’est tout blanc en elle, ouaté.

    Premiers pas au sol, sensation de marcher sur la lune. Engourdissement. En elle ça vacille, tout d’elle titube tandis que ses jambes déroulent des actions ordinaires, ses muscles déploient des mouvements réflexes. Corps et esprit dérobés à la gravité. Elle sait que la terre est partout terre, que l’air autour est fait d’oxygène comme au Liban. Mais ses pieds prennent une autre consistance. Corps troué, sans densité. Cœur battant comme les secondes qui précèdent les rendez-vous.

    Elle fixe le point le plus lointain devant, dans cet aéroport glacial, au nom humain. Charles. Ça pourrait être un oncle. Voiler son regard pour ne pas trahir son attente tandis que ses yeux balaient alentour, quête silencieuse de retrouvailles. Retrouvailles mais avec l’inconnu, sans s’étonner du paradoxe. Débarquer, portée par l’orgueil triomphal des conquérants. À toi Paris ! Elle voudrait le hurler. Applaudissements du monde, acclamations de l’univers. Neil Armstrong sur la lune. Ses premiers pas en terre inconnue. Elle a regardé des documentaires et comme par effet calque, tout de son corps y est. Mais personne pour ovationner sa descente. L’absence commence.

    également paru dans ici Beyrouth :

  • écrire Paul #18.

    dire Paul
    sa syllabe ronde
    simplement le nommer
    écrire sans distance
    sortir du réel
    Paul de présence pleine
    écrire contenir son ombre
    chercher les secrets de sa liberté
    improviser sa puissance
    écrire à cran, en bloc (extrait)

    Musique : Omar Yagoubi, Tristanon!, « piano jazz »

    #LittéraTube​​​ #VidéoEcriture​​​ #poésie​​​ #écrire

    micro journal 259-2022.03.17

  • quand la pierre redevient pierre, Beyrouth.

    La rue est bordée de murailles dentelées. Stalactites et stalagmites d’une grotte formée en peu de temps. Nature ne ferait pas plus beau que l’œuvre de ces hasards de balles et d’éclats de bombes. Une splendeur à escamoter les mots ; à glacer le sang, quand on sait. Beyrouth, spectre de pierres.

    Les façades trouées tiennent vaillamment. Par endroits, le socle d’appui est si ténu qu’il semble attendre le prochain souffle (éternuement ou rire) pour s’écrouler. Il résiste. Miracle de béton.

    Les appartements qu’elles abritaient ne sont plus qu’espaces vacants traversés de poussières et de regards fascinés. Monstres éventrés, steppes calcinées dont ne subsiste aucune odeur d’antan. Quatre à cinq étages dans chaque bâtiment. Seules quelques sculptures abstraites survivent au massacre. Combien de foyers pour cette seule rue ? Maintenant, personne.

    De part et d’autre des trottoirs, des lignées de spectres -jadis immeubles, habitations ordinaires- se regardent aujourd’hui. Béants de répliques sans réponse, de brèches sans résolution. Trous sans transparence. Rien ne se voit de ces intérieurs désertés. Lieux ouverts voilant leurs entrailles derrière des murs en forme de squelettes meurtris, de colonnes tordues. Comme autant d’os aux articulations hasardeuses. Va-t-on assister à la capitulation définitive de ces fantômes aux couleurs identiques ?

    Et la pierre redevenue pierre.

    On scrute longuement.

    On surprendra quelques traces de papiers peints aux fleurs brunies par le feu. Non par la chaleur du soleil, mais par le feu. On ne verra rien d’autre. Comme à travers ces rideaux de perles qui semblent montrer, mais ne donnent pas à voir. Le ciment martelé de ces bâtiments est devenu magma de joyaux minéraux monochromes, sombres. Sans transparence, sans musique. Le vent fait pourtant tinter les perles d’un rideau suspendu.

    Cette rue, silence de cimetière. Ses tombes ne s’enfoncent pas dans la terre. Dressées de désespoir digne. Si la densité des âmes ensevelies donne son épaisseur aux cimetières, quels esprits flottent encore ici ?

    également paru dans ici Beyrouth :

  • elle a des griffes aux doigts, les mots.

    il la gifle
    taire ses lèvres de gamine en rage
    elle riposte avec la ferveur des filles
    l’envie de tuer avec les mains
    bras de fer, défendre leur part
    ils se disputent la naissance
    même mère penchée vers leur bouche,
    le souffle soyeux de son visage
    elle écrit comme gifle rendue (extrait)

    micro journal 258-2022.03.13

  • je vous écris myope.

    je vous écris, humbles genoux
    me prends à vos sens
    ne reculez pas
    vous m’êtes interdit
    à votre œil, je me heurte
    j’écris à votre secret
    l’abstraction de votre corps
    je ne le touche pas
    vous écris, plie (extrait)

    micro journal 257-2022.03.12

  • vous n’en parlez jamais.

    vous n’en parlez jamais
    lui dire je suis restée l’enfant
    lui raconterai la guerre d’un enfant
    boue en bouche, je lui dirai
    une joue couvait le jeu, l’autre mangeait le réel
    je lui dirai, j’ai commencé à écrire avec elle, la guerre
    et le tremblement des limites
    écrire enfant sans pages ni mots
    écrire pour me fixer le vrai au corps
    comme me coudre membre fantôme
    racontez-moi la guerre,
    sa voix basse comme main
    on nous nomme, enfants de la guerre
    comme honneur et je le reste
    l’enfant de là-bas, ce passé-là
    la guerre non temps, mais lieu agrippé aux pieds
    l’enfant aujourd’hui, poignée d’anciennes syllabes
    guerre comme haut ciel ne connaît pas sa fin
    répète ses bruits
    fracas de corps par morceaux
    d’immeubles aux odeurs d’acier chaud
    je lui dirai je vois encore ses images fourbues
    comme affreux dessins, sans possible correction
    nos voix biffées, lectures à reculons
    lui raconter les années que je ne comprends pas
    la guerre comme langue morte, qu’on ne parle plus
    éclats de souvenirs pourtant oubliés
    les confessions essoufflés, comme sommeil de souffrant
    parlez-moi de la guerre, il me dit
    la guerre, ma jeunesse improvisée
    lui dire la peur partagée, nos émotions communes
    que la joie est plus simple, en temps de guerre
    le quotidien, ses miettes sacrées
    mes folles envies d’exciter les hommes, les exciter à la folie
    plus court le short, plus libre la poitrine
    promesse de seins qui battent la vie
    je lui dirai dans un effort studieux
    que je suis l’enfant dès qu’il s’agit du pays
    lui parler de ce lieu-là, l’enfance brûlée sur ma peau
    me mettre par terre, lui parler à partir de là
    écrire au sol, humus en bouche
    faire pousser les mots du béton
    les jeter aux nuages, comme nous tombaient les bombes
    lui parler de honte, du flou de la honte
    celle de ne pas savoir, ne plus discerner
    flou du bien ou hantise du mal comme pierres mangées
    le flou de l’Histoire et aujourd’hui, l’impossible récit
    je lui dirai, je n’en parle pas
    demandez aux autres, je suis un enfant.

    festival POEMA, pochette surprise :

  • .

    en marge du matin
    soleil blanc comme lune
    mes yeux, encre vieillie


  • il sera ma peau.

    il sera ma peau,
    enveloppe de chaleur grasse
    m’enroulera comme phrase
    je le retiendrai en moi,
    araignée qui fige le monde
    petite œuvre (extrait)

    micro journal 256-2022.03.06

  • écrire la douleur #17.

    écrire la douleur, y creuser yeux et dents,
    pour surprendre son langage
    elle saisit nos gestes comme l’instinct
    nous donne l’illusion de ressentir alors qu’emportés, en dehors
    écrire, nos stylos seront aiguilles
    leurs pointes, éclats
    écrire la douleur
    tourmenter les phrases
    comme peau par les ongles s’arrache (extrait)

    micro journal 255-2022.03.01

  • sommes-nous clous.

    sommes-nous clous battus
    par quelles mains obscures
    nos têtes martelées en terre d’acier
    pour quelles fautes, quel pardon
    sommes-nous possédés,
    coupables sans nuance (extrait)

    micro journal 254-2022.02.27

  • ventres despotes d’amour.

    lèvres lourdes de poésies
    grasses de soupirs
    nous chavirons comme herbes poussiéreuses
    sommes-nous condamnés à suivre les nuits
    l’absence
    à estomper la plainte
    avons-nous appris à survivre à l’amer (extrait)

    micro journal 253-2022.02.26

  • je vous écris.

    Monsieur le Président,

    Je vous écris, geste ridicule. Je vous écris, comme désespoir se sait et reste. Ma main pathétique. Je vous écris, fou comme le réel. Ce Liban. Oui, ce pays à nouveau et l’intranquillité de toujours. Drame d’aujourd’hui. Écrire « drame » et chercher aussitôt synonyme plus radical qui rejoindrait la démence de ce réel. Dire l’apocalypse aujourd’hui. L’écrire, écrasée par la grandiloquence de ce mot, moi qui aime le langage humble mais ce n’est plus lieu d’esthétique, l’asphyxie est dans la chair, dans les os. 

    Je vous écris et c’est déjà vanité. Vous connaissez mieux que moi mon pays. J’ai cessé de le comprendre dans le confort d’ici, l’ai-je jamais compris ? Je l’ai quitté à 20 ans pour éviter ses opacités, l’ai-je jamais quitté ? Je ne comprends pas mon Liban. Idiote ou étrangère. Pour la première fois depuis l’exil, on m’appelle l’expat, la diaspora et je suis aussitôt écartée. En être, sans en être et souffrir à la folie, comme aimer.

    Je vous écris, cri de foi, aussi incertain et inouï que la foi. Aussi extravagant que la langue. L’indicible, mots marteaux pour tailler ses ombres horrifiques. Certains moqueraient ma lettre, attendris ou méprisants comme devant les petits qui se raccrochent au Père Noël, les lettres qu’ils leur adresse. Oui je vous écris de cette place, de l’enfance jamais désavouée, notre part vitale. Je ne vous parlerai pas politique, ni sempiternelle complexité du Moyen-Orient. J’éviterai ces discours qui recouvrent le quotidien, somment de penser pour ne pas ressentir. Je vous écris pour donner à voir, par la puissance du verbe et son absolution. Parce qu’il s’agirait d’éprouver sans mot, poser pleines pupilles le quotidien de ces humains. Taire tout commentaire, toute analyse, pour regarder juste. S’arrêter devant ces instants vécus, les dérouler, ne pas détourner les yeux malgré la stupeur, le désarroi.

    Quand je regarde, si je vois, j’implose. Esprit, corps explosés comme Beyrouth ce 4 août. Essence pulvérisée. Alors ils retentent de m’expliquer et je redeviens l’enfant que j’ai été dans les abris en temps de guerre, à guetter le sursaut des yeux des adultes pour à nouveau toucher le sens, le salut. Me laisser traverser par la grâce. Je l’ai retrouvée quand vous vous êtes rendus au Liban après le 4 août. Le fol enthousiasme que vous avez insufflé, l’Histoire pouvait reprendre, le récit retrouvait de nouvelles voies. Je me souviens des paroles de ma mère « Tu as un président magique, ma chérie. C’est vrai que tu es partie, mais quand on a eu notre catastrophe, ton président est venu nous rendre l’espoir ». Fière que sa fille soit française, parce que vous, son Président. D’être aujourd’hui félicitée par elle qui n’a jamais accepté mon exil, parce que vous avez pris cette parole, ces actes. Mais depuis ? Le 4 août enfoui sous le silence des Nations. Et plus tard, mes mots vers vous depuis longtemps seront retombés. Ni vous ni moi dans ce futur désignant notre responsabilité collective, d’avoir assisté sans assistance à l’atroce agonie de nos humains.

    Vous connaissez mieux que moi les enjeux géopolitiques, les jeux internationaux, les stratégies imaginées ou effectives. Mais avez-vous au creux du ventre ces visions d’avant//maintenant ? Avez-vous dans la poitrine les souffles croisés de ces temporalités. Les bruits, avant//maintenant, ce que ça fait quand ça résonne dans le corps, éclate dans le sang ? Je ne comprends pas mon pays natal mais j’en garde images, odeurs, sons… et je vacille dans l’avant//maintenant. Et l’après ?  Demain ? Panique d’impuissance. Me retourner vers vous, geste naïf, sans attente précise mais comme l’appel ultime, l’espérance malgré tout parce qu’il est impossible de penser l’après qui se profile.

    Si l’humanité en 2022 n’est pas aussi monde de droits et de dignité humaine, à quoi aurait servi l’évolution ? Nos inventions prodigieuses ? Peut-on laisser mourir un peuple de faim, mourir de honte, mourir sans soins, mourir suicidé, mourir de larmes, mourir de deuil, mourir d’injustice, mourir d’impuissance, mourir d’arrachement, mourir de solitude. Mourir à compte-gouttes comme tortures banalisées, lente mort des condamnés. Mais condamnés par quelles lois ?

    Parce que j’ai appris la nécessité des lois dans le pays d’où je vous écris. Je vous écris entre deux pays, avec mon illusion de dignité, je ne subis pas leur quotidien. Mais comment rester digne si je regarde pétrifiée l’effondrement des miens. Je vous écris avec l’idiote fierté d’avoir un jour choisi d’être Française, sans cesser de me vivre aussi Libanaise, comme possession à mon insu. Comment rester fière quand mes miens sont humiliés, sans réaction possible. Je vous écris au nom de valeurs partagées que j’ai intégrées en devenant Française. Je vous écris pour avoir goûté en France à la douce ivresse de la sécurité. L’état, les institutions, les droits mais aussi les devoirs.

    J’ai pleuré le jour de ma naturalisation, les mots qui ont porté le document officiel jusqu’à moi avaient la densité des promesses qui seront tenues, ici. Droits, devoirs, civisme. Pleuré de gratitude, pleuré d’avoir des droits, des devoirs. Du contraste entre mes deux pays, de ce que nos jeunes ne connaîtront pas, pour être nés de l’autre côté de la mer. Aujourd’hui les larmes sont de pierre, d’acier. J’aurais honte de pleurer, honte de cette eau sur les joues, ce sel qui réconforte. Je n’ai pas le droit à la mélancolie. Nous sommes au-delà de la tristesse, de la colère, de toute émotion qui trouverait étiquette. Je les retiens toutes ; ne pas vaciller, serrer les dents et écouter. Aujourd’hui, je regarde sans arriver à joindre le visible à l’assimilation de ce visible.

    Demander de l’aide ne nous pose pas en victimes, mais devant la seule réalité irréfutable, notre abjecte impuissance sans le secours extérieur aujourd’hui. Demander de l’aide ne dénonce pas de coupables. Oui nous sommes aussi responsables, et surtout de nos élus comme vous aviez répondu. Tous responsables. Je vous écris, geste fou, main puérile. M’insurge contre tous discours qui désignent tel ou tel pays de notre malheur, s’il ne nous joint pas aux assises. Nous sommes responsables mais de quoi serions-nous autant coupables ? Le châtiment est féroce, je vous écris, vous implore de regarder. De revenir nous rendre l’espoir. La dignité.

    La mise en actes est aujourd’hui urgente, nous n’avons plus d’espace pour les qualificatifs, les spéculations. Mon peuple se meurt de la pire des morts, l’anéantissement ordinaire. 

    Monsieur le Président, je vous remercie de me lire.

    également paru dans ici Beyrouth :