Introduction
Depuis quelques années, des poètes1 s’emparent de YouTube comme d’un espace d’exploration poétique. À la fois multimédia et « plateformisée », la vidéo-poésie y renouvelle ses formes en s’inscrivant dans un écosystème numérique qui participe activement à la constitution du poème et que le poème, comme contenu public, façonne en retour. Si elle hérite autant de la poésie que du cinéma, elle porte également les traces de la culture télévisuelle et des formes artistiques multimodales de ces dernières décennies, en associant le poème à une mise en image, en voix et en musique. Aussi invite-t-elle à examiner cette reconfiguration très contemporaine de la relation entre la parole et le corps, en tant qu’elle propose une expérience intersensorielle du poème en contexte numérique.
À cet égard, le vidéo-poème s’aborde moins comme un objet enclos que comme un processus de tissage : tissage de couches textuelles, tel que le texte (de l’étymologie textus) a toujours entendu l’être, mais aussi, et beaucoup plus largement, des modes sémiotiques (écriture, parole, image, musique, gestes…). La vocalité du poème, loin d’être monolithique, s’inscrit de fait dans l’entrelacement de matériaux hétérogènes. Par là, nous affirmons d’emblée la nature polyphonique du vidéo-poème ; mais une polyphonie intermédiale, qui trouve dans l’audiovisuel de nouvelles formes d’investissement qu’il convient d’interroger
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Lyrisme écologique: la polyphonie de la poésie sur YouTube
Prenons pour exemple la vidéo-poésie que Gracia Bejjani déploie quasi quotidiennement sur sa chaîne YouTube. Texte et image ne semblent pas toujours être issus du même monde référentiel, mais plutôt se rencontrer a posteriori, dans la coïncidence des liens que l’errance poétique fait naître. Citons à ce sujet l’analyse qu’en a fait Marc Jahjah sur son blog :
La plupart des vidéographies de Gracia Bejjani relève de la « narration décentrée », telle qu’on peut la trouver dans les films de Térence Malik : le dire ne coïncide pas ce qui est montré (l’ostensif) ; il y a une scission entre l’énoncé et la référence ; ce(lle) qui parle est dans un état flottant, hypnotique, un peu absent à elle-même et aux images qui nous regardent plus que nous les regardons — mais n’est-ce pas la seule réponse possible à un monde à ce point soumis au devenir, à la finitude12 ?
La voix de Gracia Bejjani vaque dans cet écart entre le verbal et le visuel – écart qui se fait moins vacance qu’écotone, zone intermédiaire richement peuplée. Elle est là depuis l’ailleurs. Elle rend présente l’instance de parole (« ce(lle) qui parle ») sans pour autant fixer le lieu d’un corps, si ce n’est dans cet entre indécis et transitoire. La configuration spatiale est inséparable d’une problématique temporelle. L’image, qui assume souvent dans l’œuvre la fonction du souvenir, du travail de mémoire, ne paraît plus habitable sous peine de devenir tombeau. Parler hors-champ, depuis l’autre côté, c’est alors éprouver, au sens de mettre à l’épreuve, la limite du cadre. La notion de décentrement, qui suppose au cinéma une voix off extérieure aux images sur un plan diégétique, s’entend autrement dans la poésie de Gracia Bejjani. Elle pointe le décentrement de la parole, la mise en cause perpétuelle du qui parle, avec qu(o)i et depuis où – flottement, éclatement qui fond le déracinement dans l’ubiquité : « nous avons (…)
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