Mais vous ne vous sentirez jamais française, n’est-ce pas, pas tout à fait quoi, demande la Française qui ne se pose pas la question. Demande ou sait pour moi. Comme petite fille, je ne réponds pas, me justifie : j’ai davantage vécu en France qu’au Liban. « Pas tout à fait ». Quelques mots pour effriter toute certitude. Comment se sentir tout à fait qui que ce soit ? Elle parle, converse dans l’indécence inconsciente de qui ne connaît pas l’exil. Savoir badin posé sur le réel. J’entends réagir mon corps, manifester l’inassimilable « français » de toujours, ce froid par exemple malgré si beau soleil. ///28 février 2023
Entre nous, la musique. Chanter comme rire autrement ensemble. Et rire de chanter. Fayrouz, Sabah, Warda… élever nos cantiques à deux voix. Fredonner d’anciens clips publicitaires, marques souvent oubliées. Tes yeux joyeux maman à m’écouter reprendre une pub d’avant-guerre. Tu me corriges, doutes ou m’accompagnes ::
///27 février 2023
Il s’oublie ; les mouvements se font sans lui qui regarde, traversé. Ses mouvements pourtant. Ça se fait, ça échappe. Mains machinales ; bras, jambes, le corps comme mécanique activée. Ça enchaîne des gestes incomplets, stratégie d’absence. Ce qu’on lui a appris à répéter, les ripostes qui protègent. La vie comme scénario de l’ordinaire. Il est tenu de côté, assiste aux apparences du réel. Forme mobile déployée. Quand sa paresse est opaque, son cœur réservé, ses pieds se hâtent, comme véhicule sans volant. Il se poursuit, articulé par ses malentendus. Parfois il revient, zigzague entre deux. Il joue, grâce de l’instant retrouvé. ///26 février 2023
Moi plus grand… Plus tard… Petit déjà on dissocie. On se coupe : la bouche énonce et le corps est projeté haut, loin. Moi plus grand je serai. Moi je, ça créé du deux, c’est déjà la séparation. Toujours en devenir, en cavale. Comme de regarder le reflet d’un visage vidé de son esprit. Moi et je, instruments inutiles. Instinct perdu, matière agie comme abstraction. Défini, arrangé, je me limite. Me perd. Moi je, toi et vous. Eux. Comme autant de héros aux récits fermés. Visiteurs de nos histoires. Ça s’entend dans la langue. Moi si seulement. Moi seule finalement. Encadrée. ///25 février 2023
La langue entre ses lèvres dépasse. Loyale. Appliquée. Par quelle magie aide-t-elle sa main à arrondir l’angle du P sur la page ? Son avant-bras tremble pour une main contrôlée, stable. Même pas capable d’écrire ton prénom, vaurien. La voix de l’aîné revient, brusque le geste. Gommer, recommencer. Penser les lettres comme dessins, il est bon en dessin. Il « vaut » en dessin. Vaurien. Il reprend, langue à nouveau tendue, même élan que la mine du crayon si taillée qu’elle casse. P. Ovale puis trait ; à la ligne. I Maintenant. Son visage si proche de la page qu’il semble tomber de lui. ///24 février 2023
Toute pensée vers toi portée par un chant, airs balbutiés par fragments. La fin de nos vies serait comme ses débuts, voix sans corps visibles. Tu me berçais de mots avant de naître, musique maladroite. Ta voix comme graffiti dans mon sang. Chansons pauvres, déformées, on n’a pas de scrupules. Il s’agit de dire je t’aime de mille façons, le souffler, l’aspirer. Je t’aime. Aujourd’hui je le chante à tes bras absents. Le crier. Je le murmure pour que seule toi l’entende. Je t’aime. Redonner texture à ma langue en peine. Je te rêve. Te répète comme apprend l’enfant. ///23 février 2023
Il t’a bougé comme objet. Déplacé. Tu as senti ses ongles se resserrer, poliment exaspérés. Tu serais l’encombrant, matière manquée. Il t’a poussé comme chose, on ne dit rien aux choses. On s’en sépare, on oublie. Tu t’es arrêté, désenchanté. Sourire faux de la dignité. Tu te trompes de geste. Fais-toi objet. Toujours de côté. Un objet ne se mange pas. Prends la force du bois. Oppose tes angles, tes lignes droites. Respire dans le métal. Deviens chose, implacable surface. Rends-toi invisible, présence de corps, lointaine âme. Par moments, choisis d’être objet, tu auras ta liberté d’humain. Son mouvement paradoxal. ///22 février 2023
Il fallait le lui rappeler, comme s’il s’agissait d’oubli. Tu n’as pas changé de flanelle, plus d’une semaine, ça sent. La voix de sa femme comme écho des remontrances maternelles. Il s’exécute devant l’intransigeance du linge. Triste d’abandonner ses odeurs, comme s’il quittait un autre soi, son dialogue quotidien. Se retrouver corps perdu sous le vêtement fleurant la lessive. Elle se retient parfois, y pensera-t-il sans son rappel ? l’espère malgré les répétitions, soixante ans de vie commune. Serait-ce l’un des ciments du lien, cette injonction à la propreté. Elle s’occupe de lui, sent sa présence densifiée. Tout contre son odeur. ///21 février 2023
la folie malade, la folie passagère, la folie qu’on envie créatrice marginale, folie destructrice, la folie qui exclut, la folie ordinaire, la folie prétexte, folie arbitraire, la folie qui se cache, la folie qui envahit, la folie imbécile, la folie d’un instant, folie d’autrui, la folie bavarde, folie aveugle, la folie collective, la folie triste, folie nocturne, la folie meurtrière, folie romanesque, la folie du corps, le hasard fou, la gaité folle, la folie évidente comment ne pas, la folie qui sauve, folie du temps, absurde la mort, la folie des animaux, folles lèvres, folie des mots, nos colères d’enfants. ///20 février 2023
Mes rêves me connaissent mieux que moi. Ils ont cette impolitesse franche. Me surprennent comme faits divers renversent toutes normes. Mes rêves comme aveux me désignent, me pensent. Sommeil philosophe. Hier, je ne trouvais pas la fonction vidéo de mon nouveau téléphone. Lorsqu’enfin je la repère, la scène à filmer avait disparu. Le temps sauvage des rêves qui prolonge nos gestes. Leur matière enchaînée aux corps. Nous ne quittons pas le réel, nuits troubles de sensations absurdes et précises. Hier j’ai rêvé l’impuissance, le mouvement engourdi. On s’empresse d’oublier nos rêves, leur insistance à poursuivre le dialogue. On se déserte. ///19 février 2023
Joie ou tristesse, tu sonnes faux. Tes yeux se méfient, s’ennuient. Tu agis par audace, ta peau ne rayonne plus. Tu fais. Pour ne pas renoncer, pour l’intention. Sans le désir, tu sonnes faux. Tu te pousses, de peur d’abandonner. Tu décides, bouche fixe. Ta détermination est indifférente, il s’agit de s’acquitter de la vie. De manier les choses des humains. De confirmer sans cesse ta présence au monde. Tes gestes délibérés ne te surprennent pas, tu as perdu l’agilité, la grâce. Tu as l’intelligence, elle sonne faux, comme une politesse sans toi. Sourire facile. Tu ne t’étonnes n’étonnes pas. ///18 février 2023
Tu t’adaptes à l’ordinaire comme lit à une chambre. Tu te moules, utile, comme draps et corps engourdi. Tes pensées sans peau, phrases recyclées. Au chevet des mots, tu ne dors pas, sotte vie de côté. Ton émotion est apnée d’estomac. Tes approximations te tiennent loin. Envahie extérieure, de nécessité contrainte. Tu explores la terre, ses joies froides, comme fêtes finies. Les visages imposent leurs sourires de joues, ça parodie les soleils, les couleurs. Tu vous inventes, liens sans contact. Tu ne te reconnais pas, tu ne rencontres pas, refusée. Ta bouche est trou dévoré. Dents, tes rocs de certitude. ///17 février 2023
Je ne vais pas mieux sous une peau traitée et lisse, je n’y arrive pas. Je n’ai plus la rage de la foi, les jours se décident sans moi qui hésite dans cette vie nouvelle rythmée de sans. Sans. Je ne deviens pas, immobile depuis, achevée. Je ne souffre plus, chimique. Je sais que je souffre sans l’éprouver, comme de parler sous un crâne étranger. Je ne fais pas, je prétexte. Je n’attrape pas la main que l’on me tend. Je ne veux pas sans arriver à renoncer, je n’écris plus, je m’endors. Comme chose, je ne vis pas, j’existe. ///16 février 2023
Je ne te serre pas, mes doigts manquent ta matière. Je fourmille maladroite, aide-moi aidez-moi, je pense, sans dire les mots. Tu tournes autour de mes tremblements raidis. Regarder ta solitude de côté. Je ne suis pas, si tu ne comprimes pas mes os. Je perds contours, tu me refermes comme pages lues. Me vérifies parfois, présence fantoche sans ton poids. Tu m’as rangée, je me répète. Tu ne me serres pas, tu peins ma peau, emportes sa couleur sur ta main. Je reste, arrêtée, j’attends ton geste, matière entre mes lignes. Sans la résistance du corps, le réel m’échappe. ///15 février 2023
Mordre la nuit. Attraper ses pensées. Respirer sa langue. Mâcher les mains. Digérer la javel. Renifler son charme. Roter des pieds. Marcher. Gratter les rires. Bailler du cou. Craquer. Éternuer la peur. Tousser des couleurs. Moucher. Vomir le temps. Parler. Embrasser. Serrer la bête. Gifler de joie. Souffler. Avaler la douleur. Lécher les joues. Chatouiller. Tendre. Crisper les miroirs, voir. Écrire. Caresser les doigts. Pleurer le mal. Lire les bruits. Bouger. Crier sa vie. Reculer. Écouter la mort. Dormir. Boire les mots. Pianoter. Agiter le feu. Baiser. Enlacer la mémoire. Courir. Regarder le corps. Courber l’absence. Geindre. Agenouiller le réel. ///14 février 2023
La ville est laide, hauteurs heurtées de bruits. Ses dents de béton dévastent les bois d’à côté. Horizons défigurés par les murs qui cachent mer et chemins, on les voyait avant. Aujourd’hui, à peine le ciel. Ville laide. Ses rues bousculées de voitures, de klaxons. Ses odeurs abîmées. Pour s’en abstraire, ma mère a fait de son balcon une exception végétale. Elle vit parmi les plantes, veille sur elles comme une bonne mère ; elle l’a toujours été. Son monde, à l’abri des saisons. Ses empreintes vertes sur nos photos maintenant. À l’abri de la vie, du temps. Son éternité végétale. ///13 février 2023
Tu résistes à tes mains, triste de gagner à tous coups. Ton corps, l’imprévu. Tu ne risques pas ton visage, ta vie nerveuse. Tu paralyses ta peau au bruit des autres. Personne de près. Savoir où souffrir et combien : deviner et manquer la magie. Tu te déguises de légendes anciennes. Tu vois bien que tu triches ; tu ne joues pas, tu triches. Tu fais semblant, comme enfant qui attend, ses yeux fermés simulent l’absence. Qui attend le baiser de la nuit. Ce baiser, le prévu de toujours. Ta joue reste hermétique. Vider l’émotion, tu ne seras pas saisie. Vivre suffit. ///12 février 2023
Mon noir n’est pas symbole, il m’habille. Une couleur pour toutes, je simplifie. Comme plat unique pour ne pas choisir. Décider une fois, s’y tenir. J’avance noire, comme une évidence, plus déterminée qu’un rite. Noir aux nuances fragiles par moi seule perçues. Il me signifie discrète, constante par la couleur. Mon noir, un tout ; je suis une. J’aime les teintes vives, les mélanges imprévus. Mais je m’ignore, me vêts de noir. Serais-tu en deuil, se hasarde-t-on parfois. pourquoi toujours, sinon… Mon noir n’est plus symbole, n’est plus couleur. Mon noir est transparence. Je m’habille d’oubli, de saveur sourde. Corps dispensé. ///11 février 2023
Elle note d’une main qui tremble. Les lettres déposées comme tracé médical hésitent entre mots et dessins. Elle note tout. Elle aime les listes, ça désencombre, elle dit. Elle écrit pour mieux s’organiser, s’éviter quelques insomnies. Élaborer les menus des réceptions, les repas des semaines ordinaires. Prévoir les courses. Depuis qu’elle consigne tout, l’écriture s’embarrasse des mêmes doutes. Qui lui rendra visite, quand. Ses sorties, où. L’arrivée de sa fille, son départ. Combien de jours et le compte à rebours. Elle s’obstine, tout noter comme avide de gestes, de faits. Un jour, elle a arrêté. Depuis, elle répète ses questions. ///10 février 2023
Sa voiture, simulacre de maison au plafond bas. Habitée comme chambre d’adolescente. Publique intime. Son désordre, présence intemporelle. Sa voiture est piège de liberté encombrée. D’odeurs prises entre mouvements et immobilité familière. Parfois elles se confondent : sa voiture comme vêtement ou carcasse d’une autre soi. Les bruits de sa mécanique élèvent sa voix. Ses mains au volant réconfortent, elle contrôle sa vie. Avec la vitesse, elle change de corps. Il ne s’agit pas de quitter mais de déplacer les mots. Conduire pour s’éloigner, poussée par des phrases écrasées en bouche. Elle vit déjà comme toujours, sans lieu fixe. Du chemin. ///9 février 2023
Qui de la terre, du soleil, qui tourne autour de qui. Et la lune. Elle ne retient pas. Quels sens prennent les obsessions du crâne. Le sang dans le corps coule-t-il droit. L’air qu’elle respire. La vitesse du son, elle a oublié. Étoiles ou galaxies, comment imaginer l’immense. Les fourmis à ses pieds, miettes de pain. Les oiseaux, vertiges des cieux. Le bruit du monde dans ses oreilles, quel mouvement. Le désordre du vent, les aiguilles d’une montre. Comment bouge le silence. L’agitation de sa peau, colère ou amour. Elle déteste les grandes roues. Ou quand la tête parfois tourne. ///8 février 2023
L’asphalte porterait nos pieds comme presque terre, sans humus. On dormirait à peine dans nos nuits de surface. Elle a été enceinte, presque mère. On se raconterait, illusions confondues. Ce serait presque un feu, chaleur électrique. Suis-je encore fils, orphelin depuis. Le corps comme matière nous colle à la peau. On serait presque poète avec nos textes. Presque écrivains. Ce serait presque un dialogue dans le silence des solitudes. Nos ombres, de nous débarrassées. J’ai presque tes mains, mon frère. Le chant comme longue plainte ralentie. De cette fatigue figée. Tremblements de terre, humains dévastés, une presque guerre. Presque absolu. ///7 février 2023
Ce serait comme un geste. Un mouvement simple. Ça aurait la poigne des mains fermes. L’aveu fier, ronde voix. Fi du temps. Ce oui, prononcé comme un souffle. Oui je veux. Ça n’attendrait pas de réponse. Oui pour toujours, sans condition. Oui comme un lieu, oui comme l’accueil. Ça galberait l’oreille, remplirait les yeux. Oui, sans répétition nécessaire. À peine une esquisse de syllabe vaporeuse. Ça fixerait le visage. Le mot d’une seconde, ce oui bavarderait longtemps en elle, secret. Oui, comme prière, discrète confidence. Elle l’entendrait les jours de fatigue, apaisant, comme un pardon sans faute. Oui, aurait-il dit. ///6 février 2023
La lune est forte, j’éteins le reste. De pieds alertes comme d’apprendre à marcher avec d’autres yeux, caresses des contours. Sol, murs, meubles… l’appartement semble flotter, comme terre extérieure, sous une clarté solaire en pleine nuit. Le temps prend densité dans la lenteur de l’obscurité. Mes mains vers les objets, plus délicates. Comme d’approcher un corps nu avec un vêtement fragile. Je suis ici toute, mais aussi à Beyrouth, en Italie, à la montagne… La lune, tellement lune que tous les lieux deviennent comme même corps en sa lumière. On lui attribue insomnie, marée, nervosité… je dirais juste son éclat. ///5 février 2023
Elle dort mange marche parle sous le regard de Dieu. Sans imaginer Dieu, ni ses yeux, elle vit sous son regard, sa sévérité. Sans connaître sa voix. S’excuse, fautive. Le remercie aux jours heureux. Elle le supplie parfois, épargne-moi ou aide-moi. Elle lève alors son visage, paroles retenues sous peau, certaine que ses mots sont vus. Sans imaginer Dieu, ni ses oreilles. Elle se veut rien par moments, quelques minutes d’obscurité totale. Être sans corps, une disparition. Éteindre le regard de Dieu ou le faire cligner assez longtemps, sans penser ses paupières ses cils, le temps d’un répit, d’une absence. ///4 février 2023
comment ça va ? Et ton mari, il va bien ? pourquoi tu viens si rarement, tu ne nous aimes plus ? tu as grossi non, un peu ? tu te sens bien en France ? avec qui tu parles arabe là-bas ? comment tu fais pour supporter l’exil ? tu te vois finir ta vie là-bas ? tu te sens encore libanaise ? est-ce que tu cuisines libanais ? tu n’as pas trop froid en hiver ? tu penses à nous parfois ? tu te plais là-bas ? qui s’occupe de toi quand tu es malade ? tu sais encore écrire l’arabe ? tu ne regrettes pas d’avoir quitté ? tu veux être enterrée où ? ///3 février 2023
Il a appris à vivre à deux. Son reflet le répète, inutile de vérifier, il se parle, se répond. S’invective. Va falloir y aller… tu peux pas continuer comme ça… ben je fais tout pour… mais elle me veut quoi elle… sois pas parano, elle ne te regarde pas… je ne sais plus si j’ai éteint la lumière en partant… doucement, tu flippes pour rien… c’est long, beaucoup trop long… Il se vérifie dans les couloirs du métro, le reflet tremblote, acquiesce avant de disparaître avec la lumière du quai. Présence relayée par la pression de sa main en poche. ///2 février 2023
Avec la langue, j’ai appris le symbole. Un sens derrière chaque signe, personnel comme rattaché à notre histoire, mais patent. Certains chiffres porteraient bonheur, chaque couleur parlerait d’une émotion. Et un mois serait versatile, inquiétant en soi. Février, la constance de ses basculements. Ses promesses déçues, ma toussaint personnelle. Je tombe en février. Espère puis tombe. Combien de coups pour toucher terre. À mes pieds des murs, le sol plus bas. Les chutes comme les saisons, certaines. Je crains février, le plus court des mois, le plus instable. Ses dates de bougies inversées. Je rentre dans ses jours avec précaution. ///1 février 2023